Le « soldat augmenté » : quelles limites à un mythe devenu réalité ?

Le « soldat augmenté » : quelles limites à un mythe devenu réalité ?

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Depuis des siècles, les armées rivalisent d’ingéniosité dans la course à l’armement dans laquelle elles sont lancées. Aujourd’hui, cette course prend une toute autre tournure, en touchant aux capacités physiques et cognitives du militaire. C’est pourquoi, en décembre 2020, la ministre des Armées Florence Parly s’est exprimée sur le sujet du « soldat augmenté ». Bien qu’il ne soit pas à l’agenda de la politique militaire française, cette évolution des soldats est un sujet qu’il est important de traiter. Comment concilier en effet l’usage des nouvelles opportunités offertes par la technologie tout en assurant l’intégrité physique et psychologique de ceux qui nous défendent ?

Le « soldat augmenté » : un mythe déjà réalité

Le « soldat augmenté » existe depuis longtemps : en effet, le terme de « soldat augmenté » renvoie à un militaire dont les performances physiques, perceptives et cognitives sont renforcées pour augmenter son efficacité opérationnelle. Cette amélioration passe par des équipements tels que l’exosquelette, ou les jumelles infrarouges, équipements qui permettent d’ors et déjà d’augmenter les capacités physiques et perceptives des soldats.

Comme nous le démontre une étude menée par le CREC Saint-Cyr, il existe différentes façons d’augmenter et de stimuler les capacités d’un soldat : ces méthodes peuvent relever à la fois de l’intelligence artificielle, d’équipements faisant corps avec l’homme, de l’entraînement, de la psychologie, ou encore de la chirurgie et de la génétique. Ces moyens visent à améliorer les capacités du soldat au combat, mais aussi sa protection (par l’entraînement ou les équipements « sur l’homme »). Elles peuvent également favoriser une meilleure gestion du stress et des émotions, augmenter leur attention, optimiser leur mémoire … Autant d’améliorations qui, pour la plupart, ne modifiaient pas réellement l’être humain.

C’est là tout l’enjeu du débat actuel : aujourd’hui, la question du « soldat augmenté » est au cœur de la controverse car les augmentations possibles deviennent de plus en plus sophistiquées et ne touchent plus seulement à l’équipement ou à l’entraînement. Elles menacent de dépasser les barrières corporelles de l’Homme, et deviennent, telles que les décrit la ministre des Armées, des « augmentations invasives ». Ces augmentations qui, il n’y a pas si longtemps, auraient pu paraître futuristes, sont depuis longtemps en cours : dès les années 1990, un programme américain, le Darpa, s’intéresse à la biologie pour transformer les corps humain et le préparer à la guerre. Depuis 2015, la Chine a lancé un programme de séquençage de l’ADN des surdoués. En France, le centre hospitalier national d’ophtalmologie des Quinze-Vingts mène des essais d’implants de rétines artificielles, afin de doter les soldats d’une vision nocturne. Autant de recherches technologiques qui visent à transformer toujours davantage les corps des armées. D’un point de vue cognitif, on peut également penser à ces comprimés de captagon saisis en 2018 et consommés par les combattants de Daech pour accroître leur vigilance et résister à la fatigue.

Le « soldat augmenté » : pourquoi se lancer dans la course à l’augmentation ?

Quelles que soient les limites que puisse poser l’augmentation d’un soldat, elle représente toutefois de nombreux avantages d’un point de vue stratégique. En décembre 2020, lors de son discours au Digital Forum innovation défense, Florence Parly réfutait l’idée que le « soldat augmenté » soit à l’agenda militaire français, mais ajoutait que c’était un « futur auquel il nous faut nous préparer ». C’est là en effet tout l’enjeu du soldat augmenté : comment faire face à des armées qui n’auront eu aucun scrupule à développer les capacités de leurs hommes ? Comment se battre aux côtés d’alliés dont les troupes seraient elles-mêmes constituées de soldats augmentés ? Conserver la supériorité opérationnelle, ou permettre l’interopérabilité avec des troupes alliées, sont des enjeux majeurs si la France souhaite garder sa puissance sur les scènes militaire et internationale. Olivier Pinard et Gérard de Boisboissel, dans la Revue Défense Nationale, estiment qu’il « convient aux armées de ne pas avoir une réaction technophobe, mais au contraire d’anticiper les enjeux que posent ces nouvelles technologies sur l’Homme ». En somme, suivre de près la course, sans prendre de retard important, tout en restant cependant dans les limites de notre éthique.

D’un point de vue purement technique, le « soldat augmenté » présente de nombreux avantages sur le terrain. Une amélioration des capacités physiques ou cognitives d’un militaire permet en effet de le rendre plus efficient en opération. Un soldat « augmenté » est un soldat qui s’adapte mieux à de nouveaux types de conflits : il perçoit mieux et donc réagit mieux sur un champ de bataille devenu plus confus. Il gère mieux son stress face à une violence « hors-cadre » ; il gagne en endurance et en puissance, et est donc plus efficient dans des combats d’une durée et d’une intensité qu’on ne maîtrise pas. Améliorer les capacités des soldats n’est donc pas sans attraits… Il permet de faire face aux conflits de haute intensité, qui semblent désormais être la norme, et dans lesquels la robustesse et la résilience sont des enjeux majeurs.

Un « soldat augmenté » est également un soldat au risque diminué : or, alors que l’Armée se doit moralement de donner un maximum de moyens à ses hommes pour vaincre, il lui revient également comme devoir d’en préserver l’intégrité à la fois physique et psychologique. Dès lors, pourquoi se priver de telles avancées technologiques ? D’autant plus que les capacités françaises ne sont pas des moindres : troisième pays académique au rang mondial en biologie de synthèse, elle pourrait très bien être en tête de cette nouvelle forme de course à l’armement qui est menée.

« Ne pas oublier que le matériau est un homme » : les limites éthiques du « soldat augmenté »

Malgré les nombreuses possibilités qu’offre la technologie, la progression du soldat augmenté se heurte à ses limites éthiques. Jusqu’où peut-on aller dans l’augmentation des capacités humaines ? Jusqu’où ces augmentations sont-elles acceptables, d’un point de vue éthique, mais aussi sociologique et juridique ? Autant de questions qui divisent. 

Dès lors que l’humanité d’un soldat est le fondement même de sa légitimité à porter les armes du pays qu’il sert, au nom de ses concitoyens, où trouve-t-il cette légitimité s’il n’est plus considéré comme un homme ? Comment faire lorsqu’un « soldat augmenté » se retrouve dans une situation d’opération où il doit interagir avec la population et où la violence doit être maîtrisée ? Dès lors, un seuil d’admissibilité de l’augmentation, tant quantitatif que qualitatif, doit être fixé.

Parce qu’un soldat n’est pas un soldat toute sa vie, et qu’il retourne à la vie civile, il faut que ces augmentations soient réversibles. L’augmentation d’un soldat ne doit pas par exemple diminuer son empathie, ni vis-à-vis de ses subordonnés, ni vis-à-vis des personnes qu’il est amené à côtoyer dans la vie civile. L’augmentation d’un soldat ne doit pas non plus entraîner un complet abandon de ce sentiment de peur qui le pousse à prendre des décisions raisonnées : l’attention portée au risque doit être protégée, afin qu’une décision prise par un « soldat augmenté » ne fasse pas courir de risque à l’ensemble du groupe ou de ses subordonnés. Dans cette même logique, une augmentation devrait être collective, et non individuelle, pour conserver l’efficacité du groupe.

Dans Servir, Pierre de Villiers rappelle que « la victoire ne se donne jamais à celui qui a choisi de perdre son âme pour l’emporter » (2017, p.75). Le risque posé par une augmentation sans limites des militaires est la déshumanisation de ces derniers, ce qui, d’une part, entraînerait une hausse de la violence des conflits, et d’autre part, rendrait illégitime la victoire d’une armée, qui représente après tout une Nation. Un soldat doit d’abord connaître ses limites avant de les étendre vers des horizons dont nous ne sommes pas certains d’apercevoir les contours. C’est pourquoi deux recommandations concernant ces augmentations de l’Homme peuvent faire foi pour tous, et tenter de poser un premier cadre au « soldat augmenté » : tant qu’elle porte atteinte au libre arbitre du soldat, et tant qu’elle porte atteinte à l’équilibre (qu’il soit physique ou cognitif) d’une personne, l’augmentation ne doit pas avoir lieu. 

Ce sont les mots de la ministre des Armées qui pourront conclure le mieux cet article : « L’éthique est au fondement même de la raison d’être du militaire. C’est la boussole qui subsiste lorsque le droit disparaît ». Ainsi, c’est cette éthique, et les valeurs qui s’y rattachent, qui freineront si nécessaire cette course à l’armement d’un genre nouveau.

Sources

Ioana Puscas, « La quête du soldat augmenté », Le Monde diplomatique, septembre 2017, p.3

Bernard Barrera, « Besoins et perspectives de l’augmentation des capacités du combattant », Revue Défense Nationale, 2021

Christian Dubois, « L’Homme augmenté sera-t-il la clef de la supériorité opérationnelle ? », Revue Défense Nationale, 2020

Discours de Florence Parly, table-ronde « Éthique et soldat augmenté » du Digital Forum innovation défense, 2020

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