Le domaine spatial, ce nouveau “far west” aux enjeux multiples

Le domaine spatial, ce nouveau “far west” aux enjeux multiples

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Vendredi 23 avril, Thomas Pesquet et trois autres astronautes ont quitté la Terre à bord de la capsule Crew Dragon de SpaceX à destination de la Station spatiale internationale (ISS). Là-bas, Thomas Pesquet doit mener à bien la mission Alpha de l’Agence spatiale européenne (ESA) dont l’un des objectifs consiste à étudier le vieillissement accéléré de cellules souches du cerveau dans l’espace. 

Cet événement, qui revêt d’une dimension historique au vu de son ampleur  autant technologique que médiatique, relance néanmoins le débat sur l’appropriation de l’espace, et plus particulièrement de la privatisation de celui-ci. En effet, le statut juridique des ressources spatiales connaît depuis quelques années de profondes transformations qui ouvrent la porte à une appropriation par des entreprises privées, dont SpaceX est l’exemple le plus visible. 

Enfin, l’investissement du domaine spatial pose aussi la question des déchets de haute technologie, notamment sur la pollution générée par les satellites, qui pourrait provoquer de vives tensions dans quelques années.

Le mining spatial : enjeux d’une nouvelle ruée vers l’or 

À qui appartiennent les ressources spatiales ? Le statut juridique de l’espace et de ses ressources extra-atmosphériques est fixé par le Traité de l’Espace, adopté en 1967 sous l’égide des Nations-Unies : “L’espace extra-atmosphérique, y compris la Lune et les autres corps célestes, ne peut faire l’objet d’appropriation nationale par proclamation de souveraineté, ni par voie d’utilisation ou d’occupation, ni par aucun autre moyen.”. Ce texte, qui consacre ainsi un droit de libre exploration et utilisation, fixe aussi des règles de non-revendication de souveraineté nationale dans le domaine spatial. L’espace serait donc librement utilisable par tous, et est en ce sens un bien commun. L’Accord sur la Lune de 1979 réaffirme par ailleurs le principe de non-appropriation en incluant cet astre dans le “patrimoine commun de l’humanité”. Toutefois, ces principes juridiques sont restés fragiles, notamment parce que ce dernier traité n’a pas été ratifié par les puissances spatiales alors en rivalité à ce moment-là, comme la Chine, les États-Unis, la Russie et la France. 

C’est en novembre 2015 et aux États-Unis sous l’administration de Barack Obama que la question de l’exploitation des ressources spatiales ressurgit dans le débat public avec l’adoption du Commercial Space Launch Competitiveness Act. Cette loi stipule qu’ “un citoyen américain engagé dans la récupération à titre commercial d’une ressource se trouvant sur un astéroïde ou dans l’espace aura droit à toute ressource obtenue, incluant le droit de détenir, de posséder, de transporter, d’utiliser et de vendre la ressource obtenue.”. Ce texte controversé joue en réalité sur l’une des failles du Traité de l’Espace, dans la mesure où il ne remet pas en cause directement le principe de non-appropriabilité des ressources spatiales par un État. Ainsi, l’évolution de la législation américaine permet aux entreprises d’envoyer des engins dans l’espace et de leur conférer un titre juridique de propriété sur les ressources qu’elles pourraient en extraire. 

Bien qu’elle soit vivement critiquée par l’ONU, plusieurs pays ont suivi cette même logique, à commencer par les Émirats arabes unis en 2016, puis par le Luxembourg l’année suivante, premier pays européen à se doter d’une législation permettant d’accorder des permis d’extraction dans l’espace. Les États-Unis de Trump ont poursuivi la démarche de leur prédécesseur : en décembre 2018, Donald Trump a redéfini les missions de la NASA et l’a incitée à travailler de manière plus étroite avec les entreprises privées souhaitant exploiter les ressources spatiales. À cette occasion, le directeur exécutif du Conseil national de l’espace avait déclaré : “Nous le répétons à nouveau : l’espace n’est pas un bien commun global, ce n’est pas le patrimoine commun de l’humanité, pas plus que ce n’est une res comunis (chose commune) ou un bien public. Ces concepts ne figurent pas dans le traité international sur l’espace et les États-Unis ont constamment répété que ces idées ne correspondent pas au statut juridique réel de l’espace.”. 

Un nouvel eldorado économique 

La conquête de l’espace prend donc une toute autre forme qu’au temps de la Guerre froide, où elle était portée par des enjeux idéologiques entre les deux superpuissances américaine et soviétique. Elle semble aujourd’hui être un pari économique et stratégique dans un monde multipolaire et ultra-connecté. 

En effet, depuis l’effondrement de l’URSS en 1991, le secteur spatial est devenu le support d’innovations techniques et technologiques dans une logique concurrentielle entre puissances affirmées et puissances émergentes. Longtemps, le domaine spatial est resté l’affaire des États, investi en premier lieu par la Chine avec son programme spatial national, la NASA aux États-Unis ou encore le Centre National d’Études Spatiales en France. Mais depuis quelques années, on observe une délégation croissante de la part des gouvernements à des organismes privés dans certains processus de fabrication et de conception. C’est notamment dans cette nouvelle logique que le marché du lancement des satellites est aujourd’hui pour moitié dominé par SpaceX, propriété du milliardaire américain Elon Musk et concurrencée par Arianespace qui appartient au géant européen Airbus. 

Si la fabrication et le lancement de petits satellites représentait un chiffre d’affaires de 12,6 milliards de dollars sur la décennie 2008-2018, celui-ci est estimé à plus de 42 milliards de dollars pour la décennie à venir. La conquête spatiale semble donc s’affirmer comme un marché lucratif en plein essor, animé par des logiques commerciales et concurrentielles propres aux entreprises privées. À titre d’exemple, la NASA a suspendu il y a quelques jours son contrat historique avec SpaceX pour le programme Artemis suite aux protestations des entreprises concurrentes Blue Origin et Dynetics. Le Government Accountability Office (GAO) a jusqu’au 4 août prochain pour statuer sur ces différends, ce qui n’empêche cependant pas SpaceX de poursuivre ses vols d’essai dans le cadre du projet visant à amener un équipage sur la Lune d’ici 2024. 

Cette réorientation de la conquête spatiale est aussi liée à la crise économique durable et à la réduction conséquente des budgets étatiques consacrés à l’exploration spatiale : si au temps de la Guerre froide, les États-Unis n’avaient pas hésité à dépenser des sommes exorbitantes dans des projets spectaculaires visant à montrer leur puissance, le mot d’ordre est aujourd’hui la rentabilité. Dans cette perspective, les projets de plus en plus concrets de tourisme spatial, portés par Blue Origin et SpaceX, font du domaine spatial un secteur de plus en plus marchandable et accessible au grand public sur le long terme. Cela revient donc encore une fois à la remise en cause du principe fragile de non appropriabilité de l’espace. Continuer à appréhender l’espace comme un bien commun apparaît donc de moins en moins possible, malgré les propositions visant à mettre en place une structure de gouvernance équitable pour les ressources spatiales. 

Les armes antisatellites, enjeu stratégique majeur du XXIe siècle 

La conquête spatiale revêt également une forme militaire : à l’ère du numérique, les armées sont désormais dépendantes des satellites, et plus précisément de certains outils comme les GSP, les radars, les télécommunications ou encore des images satellitaires . 

Nicolas Roche, directeur du Centre interdisciplinaire d’études sur le nucléaire et la stratégie (CIENS), a fait part de son inquiétude concernant la “faiblesse potentielle” des satellites. En effet, une armée peut de nos jours développer, moyennant coût, la capacité d’aveugler ses ennemis en détruisant des satellites grâce à des frappes de missiles. Des opérations de ce type ont ainsi été réalisées avec succès par les États-Unis, la Chine, la Russie ou encore l’Inde en 2019. La France a quant à elle laissé entendre qu’elle développait des armes antisatellites, comme une arme laser capable de rendre inopérants les satellites d’observation ennemis, sans toutefois les détruire. 

Il existe deux catégories d’armes “anti-satellites” : les armes terrestres et les armes spatiales. C’est la première catégorie qui a été la plus développée, le déploiement d’armes en orbite étant interdit par le Traité sur la Prévention du placement d’armes dans l’espace et de la menace ou de l’usage de la force contre des objets dans l’espace (PPWT). L’arme terrestre antisatellite la plus utilisée à ce jour est le missile ASAT, lancé depuis un navire ou un avion. 

Si la menace est réelle, elle reste encore faible : seuls des satellites en orbite basse – entre 300 et 2 000 kilomètres d’altitude – ont été détruits jusqu’à présent, alors que la plupart des satellites se situent à une altitude de plus de 20 000 kilomètres. 

De la privatisation pour un productivisme lucratif jusqu’à la prise de conscience écologique : quels enjeux pour le monde de demain ? 

L’impact environnemental posé par la guerre commerciale et militaire de l’espace fait également débat depuis quelques années, et encore davantage dans le contexte actuel de crise écologique et sociale que traversent nos sociétés. 

Aujourd’hui, l’U.S. National Security Space Strategy constate que l’espace est en train de devenir un environnement de plus en plus congestionné. Avec les quelques 2 630 satellites encore actifs en orbite autour de notre planète , plus de 34 000 objets-déchets de plus de dix centimètres générés par les lancements ou par la destruction volontaire de satellites gravitent, ce à quoi il faut encore ajouter 900 000 débris d’un à dix centimètres. Avec une vitesse de plusieurs kilomètres par seconde, même les plus petits débris peuvent endommager les satellites en cas de collision. En 2013, le satellite russe BLITS, de 7,5 kilos, avait été heurté par un minuscule débris de moins de 0,1 gramme ce quit avait suffi pour que cette collision provoque un changement de ses paramètres et la fin anticipée  de sa mission dans l’espace. En 2019, lorsque l’Inde a réalisé son premier essai de destruction d’un de ses propres satellites, c’est plus de 270 débris majeurs qui ont été générés, et des dizaines de milliers plus petits. Ces éléments  compliquent d’une part le travail de traque des débris en orbite, mais aussi la réussite des missions actuelles et à venir. 

La multiplication du nombre de satellites et  de débris fait craindre une saturation de l’atmosphère terrestre, mais aussi des conséquences imprévisibles sur Terre. La désintégration des satellites dans l’atmosphère finit en effet sa course dans nos océans, comme le Pacifique où sont redirigés la plupart des objets imposants en fin de vie. Plus récemment, la Chine a lancé le 29 avril le premier des trois éléments de sa station spatiale grâce à la fusée porteuse Longe-Marche 5B, qui doit faire son retour incontrôlé ce week-end sur Terre. Le point d’impact demeure, quelques heures encore avant l’impact, imprévisible, bien que la majorité de ses composants seront brûlés et détruits lors du passage dans l’atmosphère. Néanmoins, l’événement a constitué un point de tension entre la Chine et les États-Unis, qui accusent celle-ci de ne pas avoir planifié le lancement avec la rigueur nécessaire. Les nouvelles formes de conquête spatiale posent donc une double problématique : celle de la pollution d’une part, et les risques de dégradations des relations entre les pays qui font de l’espace leur apanage d’autre part. 

L’une des solutions pour faire face à cette pollution est la mise en place de satellites “nettoyeurs” : en 2018, l’Agence Spatiale Européenne a lancé le minisatellite test RemoveDebris pour étudier différentes techniques de dépollution. Dans la même logique, le satellite ClearSpace-1 devrait être lancé en 2025 dans le but de récupérer l’étage supérieur de la fusée Vega lancée en 2013.  

Enfin, la récente proposition des économistes de l’Université du Colorado, qui vise à imposer des taxes de pollueur-payeur sur chaque satellite en orbite sur le modèle de la taxe carbone, prouve une fois de plus que l’économie spatiale est destinée à faire l’objet des mêmes logiques de marché que celles sur Terre. 

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