Industrie militaire, sécurité, environnement : liens passés et présents

Industrie militaire, sécurité, environnement : liens passés et présents

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Le thème du changement climatique est au cœur de tous les débats contemporains. Qu’ils soient politiques, économiques, ou sociétaux, tous intègrent cette nouvelle conjoncture globale dont les contours sont au fil des années redessinés par le monde scientifique. Si le changement climatique fait désormais partie intégrante de notre présent et de notre futur, il est alors plus qu’intéressant d’étudier les retombées effectives de ce phénomène sur le monde de la Défense et de la sécurité internationale. Les nouveaux enjeux sont nombreux dans le monde militaire : affrontements armés, guerre économique, et migrations climatiques pour ne citer qu’eux, en font partie, et sont déterminants pour comprendre les clés des relations internationales d’aujourd’hui et de demain. Pour ce faire, il est intéressant de revenir sur l’historique de la relation qu’entretiennent les conflits armés contemporains et l’environnement humain, puis de s’intéresser aux mutations actuelles de l’industrie militaire moderne.


Quelques caractéristiques de la relation qu’entretiennent l’industrie militaire et l’environnement humain

XIXème et XXème siècle

L’industrie d’un pays est un indicateur de sa place plus ou moins influente sur la scène mondiale. Les prouesses industrielles ont toujours servi le monde de l’armement dans les conflits armés contemporains, en s’adaptant toujours aux évolutions sociétales de l’environnement terrestre, ou de l’environnement humain. Ainsi un lien indéfectible se noue entre l’industrie militaire, son expansion, et l’industrialisation du XIXème siècle. Si l’on retrace la chronologie de ces mutations au cours des deux siècles précédents, on observe que les conflits armés durant lesquels toute la puissance industrielle des pays a été visible et active, ont façonné notre société actuelle.

L’industrialisation des pays du Nord au XIXème siècle rebat les cartes des besoins humains. C’est le besoin énergétique qui naît et qui dominera jusqu’à aujourd’hui. L’industrialisation entraîne de nouveaux usages nécessaires dans chaque pays : pétrole, charbon et gaz deviennent les ressources clés des nouvelles sociétés industrialisées. Les nouveaux enjeux géopolitiques majeurs se concentrent ainsi autour de ces trois ressources ; à l’étape de l’extraction, de l’acheminement, et de la sécurisation de la production/utilisation de la ressource. Une des premières mutations militaires liées à de nouvelles méthodes d’exploitation de l’environnement sera le remplacement progressif des moteurs à charbon par des moteurs à pétrole des navires de guerre, comme le fera la British Navy sous Winston Churchill. Les sociétés devenues thermomécanisées, se lancent dans une course effrénée au contrôle des ressources mondiales, qui continue évidemment de battre son plein au 21ème siècle. Les grandes compagnies pétrolières deviennent des acteurs fondamentaux dans les négociations extérieures des États.

L’environnement terrestre devient de plus en plus attractif : la Russie commencera au début du 20ème siècle à exploiter la mer Caspienne, et à lancer des recherches dans le territoire de Sibérie pour exploiter pétrole et gaz. L’environnement humain mute lui aussi, et se retrouve ébranlé par les nouvelles intensités des conflits : l’Empire Ottoman sera démantelé à partir de 1923 car non-adapté à la nouvelle conjoncture industrielle et économique, il ne sera pas en mesure de défendre sa possession de ressources pétrolières présentes sur son sol.


Industrie militaire et progrès de la chimie

La « militarisation de l’atmosphère » sera l’une des caractéristiques des deux conflits armés majeurs du XXème siècle. Dans les tranchées, des « combats chimiques » peuvent être menés, affaiblissant le soldat ennemi en s’en prenant à son environnement qui devient ainsi invivable. De nombreux cas de la mutation chimique dans la technique militaire, mais aussi agricole (les deux sont liées), sont visibles ; l’usage du chlore, de nouveaux explosifs, de gaz toxiques, font se transformer l’affrontement humain : on ne s’en prend plus «physiquement» à l’adversaire, mais on s’en prend à son environnement, à l’équilibre de l’écosystème le maintenant en vie. Un exemple que nous pouvons prendre pour illustrer le propos : la capacité du chimiste allemand Fritz Haber à fixer de l’azote atmosphérique sous la forme d’ammoniac durant la Première guerre mondial, ce qui permettra au groupe industriel Bosch de produire de nouveaux engrais agricoles artificiels, permettant à l’Allemagne d’augmenter ses rendements agricoles durant la Première guerre mondiale, et tirer un avantage effectif de l’exploitation de la terre, surtout par rapport à l’appauvrissement du côté ennemi.

La militarisation de l’atmosphère se couple avec la « militarisation des sols » qui devient un élément déterminant pour la subsistance des soldats. Les rythmes de guerre s’accélèrent, le combat de masse prend corps grâce aux progrès industriels, à la production en chaîne d’obus, de rations alimentaires, de navires, de chars, de voies de chemin de fer. L’impact de la guerre sur l’environnement est considérable, par essence elle détruit, mais elle réorganise aussi, et crée une sorte d’hybride entre ce que l’industrie militaire peut produire et l’environnement humain et terrestre existant.

Au XXIème siècle : une prise de conscience américaine

Si les positions de Donald Trump sont assez radicales vis-à-vis du changement climatique, le
département américain de la Défense a pleinement conscience des effets déjà visibles des
transformations globales. Cela implique de se préparer à de nouveaux enjeux comme les crises migratoires abordées dans la seconde partie, mais aussi de se préparer à des enjeux directs sur l’ensemble du territoire américain où les conséquences du changement climatique sont particulièrement ressenties, et ce depuis le début des années 2000. Le Department of Defense US réalise ainsi un rapport en 2003 intitulé “An abrupt climate change scenario and its implications for the United States National security”. Ce rapport énonce que la sécurité intérieure américaine peut être mise à mal par les répercussions d’événements climatiques sur l’alimentation, le commerce ou la santé, comme la qualité de l’air ou l’habitat. Ce même rapport parle également d’une anticipation à faire par les Etats-Unis concernant la potentielle militarisation des relations internationales ayant trait à l’énergie. Le département américain de la Défense commence donc dès le début de notre siècle à réfléchir au partage des ressources alimentaires, énergétiques et hydriques dans l’avenir. Quelques années plus tard le choc de l’ouragan Katrina aux États-Unis laissera un traumatisme assez profond à l’ensemble de l’appareil américain de défense et de sécurité nationale. L’ensemble du système sécuritaire et militaire se retrouve confronté à des incapacités et insuffisances : c’est alors qu’entre 2005 et 2010, en réponse à ce terrible événement, tout un système de « culture stratégique du changement climatique » se met en place pour réfléchir à la reconstruction américaine et à la prévention des événements climatiques futurs.

American Senate

La prise de conscience continue aujourd’hui puisque sous l’administration Trump en 2017, le général James Mattis est auditionné par le Sénat américain en vue de devenir le secrétaire à la Défense du président Trump. Durant son audition, il dira que les effets du changement climatique sont déjà pris en compte de manière importante par l’armée américaine, et rappellera que ces enjeux sont fondamentaux dans la préservation de la sécurité intérieure. Il fait également référence aux répercussions négatives de la fonte des glaces dans l’Arctique sur l’installation militaire américaine entamée dans la région. Pour lui, le changement climatique concerne l’armée à trois niveaux : celui des menaces qu’il fait peser, le niveau de ressources dont le pays dispose, et la préparation/organisation de l’armée face à des désordres d’ordre climatique, entraînant forcément des désordres humains.

Un des risques qui peut planer sur la sécurité intérieure du pays, est ce que certains chercheurs américains appellent la « climate gentrification », autrement dit la gentrification climatique, qui serait le phénomène observé depuis une dizaine d’années, de déplacement des classes sociales aisées vers des terrains plus en hauteur géographique : à l’abri de la montée des eaux en zone littorale, ou à l’abri des feux en Californie. Cette gentrification nouvelle impacterait les prix, et repousserait certains pans des classes les moins favorisées vers les zones à risque dans lesquelles les prix de l’immobilier chutent à contrario. C’est un des phénomènes nouveaux que le département américain de la Défense doit surveiller et analyser, tout en étant pris dans un devoir de médiation ; le département de la Défense n’est pas un lanceur d’alertes, ou un activiste climatique. Le département américain de la Défense a ainsi ce double rôle parfois difficile, de faire prendre au département une pleine conscience du changement climatique, tout en continuant de préserver une organisation sociétale la
plus pacifiée possible.


Adaptation des techniques militaires au changement climatique

L’organisation de l’armée demain

Chaque armée doit aujourd’hui pour être compétitive et attractive, s’appuyer sur des infrastructures énergétiques nouvelles. Une prise de conscience chez l’ensemble du corps militaire a émané ces dernières années sur l’impact des interventions militaires sur l’environnement, mais aussi et surtout sur la capacité des armées à faire face aux insécurités climatiques. C’est en ce sens que des transformations concrètes sont entreprises pour faire muter l’ingénierie et l’organisation militaire dans un sens de résilience. Aux États-Unis toujours, l’United States Army War College a publié en octobre 2019 sur la demande des autorités gouvernementales un rapport plutôt alarmant se nommant « Implications of Climate Change for the U.S Army » : rapport rédigé par plusieurs acteurs dont la NASA, l’US Air Force, l’US Navy, l’US Army et d’autres. Ce rapport à pour but d’alerter sur les insuffisances présentes de l’armée américaine face aux catastrophes climatiques potentielles d’ici à 2050, dans le but clair d’assurer la continuité opérationnelle des forces armées américaines.

« La principale solution envisagée est l’électrisation des forces et des systèmes, qui reposerait
notamment sur une évolution profonde des systèmes énergétiques militaires actuels. La doctrine de l’Alliance atlantique – formalisée au travers de la Allied Joint Publication 47. – repose sur l’utilisation d’une source énergétique unique : le carburant aéronautique utilisé tant pour les opérations que pour la production d’électricité sur les bases. »

Le modèle logistique centré autour de ressources pétrolières n’est pas suffisamment efficient d’un point de vue énergétique. Des modèles alternatifs reposant sur les énergies renouvelables commencent à voir le jour : c’est le cas du projet européen dans lequel la France est très impliquée, « la Coopération structurée permanente ». Des projets de camps expéditionnaires multi-énergies sont envisagés avec des système de pilotage et de bascule intelligents et autonomes, ou des panneaux solaires conteneurisés.
Un objectif précis des armées au XXIème siècle : passer du modèle du tout-hydrocarbure à un modèle mixte hydrocarbure/électrique. L’efficacité énergétique permettra à l’industrie militaire de muter en allant vers toujours plus d’autonomie.

Du côté de l’IA

L’intelligence artificielle permettrait à l’armée d’intervenir dans des environnements dégradés. Ce sera un de ses avantages les plus nets. Mais les coûts supplémentaires industriels liés à la cybersécurité des équipements autonomes seraient majeurs. Un équipement militaire autonome est muni de capteurs, de systèmes de traitements des données et des informations mobiles importantes, soit programmées directement au sein de l’équipement, soit mises à la disposition de la machine pour qu’elle puisse « interagir » et être dirigée avec précision. L’intelligence artificielle utilisée dans le domaine militaire doit être à la pointe, conditionnée par des données stockées sur des plateformes
intouchables, avec des protocoles de communication protégés.

« La gestion et le stockage sont les deux grands axes de développement aujourd’hui envisagés qui font par ailleurs appel à des technologies par essence civiles, comme les batteries lithium-ion, les piles à combustible ou les systèmes de gestion de réseau. » De nouvelles techniques militaires plus résilientes créent donc naturellement un nouveau besoin de certaines ressources minérales comme le lithium, qui se retrouvent au cœur d’enjeux de possession importants.

« Les conflits des années 2000 (Liban, Kosovo, etc.) ayant démontré l’innocuité des actions militaires sans implication directe au sol, la présence des forces armées sur le terrain, au contact des populations et des ennemis, demeure une nécessité absolue. Dans ce contexte, il importe de trouver des solutions pour résoudre l’équation de l’implication territoriale dans des environnements dégradés. ».

Repenser l’implication directe au sol c’est repenser la conjugaison entre efficacité militaire et résilience des nouvelles pratiques impactant l’environnement durablement.

Crise climatique, crises étatiques et migrations : garantir la stabilité de l’environnement d’accueil

« En 2015, l’Accord de Paris a entériné la prise de conscience de la communauté internationale en créant un groupe de travail appelé à formuler des recommandations pour répondre aux enjeux posés par les migrations climatiques. Ces recommandations, qui touchent à la collecte de données, à l’analyse prospective des risques et à la mobilisation de financements pour la prévention des catastrophes, ont été présentées à la COP24 et devraient être transposées dans l’accord de Katowice.».

Certaines zones du monde parmi les plus touchées dans la crise climatique, sont aussi les zones les moins préparées économiquement à faire face aux conséquences directes de la crise. Ainsi, des pays comme le Soudan, ou le Bangladesh, se retrouvent impactés très durement par les modifications environnementales. Au Soudan, on observe un déclin de la pêche locale, source de revenus économiques importants, phénomène appuyant l’apparition d’une nouvelle piraterie en mer, et donc une militarisation de la haute mer dans la région. Si les conflits armés sont à l’origine de certains déplacements de population (en Syrie par exemple), de nouveaux déplacements environnementaux de populations sont observables. L’appauvrissement de zones déjà précarisées entraîne un déplacement obligatoire vers d’autres régions. Les États se préparent donc à l’accueil qui peut être entrepris pour permettre de gérer ce phénomène nouveau, s’intensifiant. Ce sujet concerne la sécurité intérieure et extérieure des pays, tout comme les relations diplomatiques, entre les zones de
départ, et les zones d’arrivée. Les déplacements climatiques sont un des enjeux clés de la géopolitique à venir, tout au long de notre siècle.


Sources et Ressources complémentaires :

● Pour les mutations sur l’environnement de l’impact militaire, et sur les crises géopolitiques
contemporaines (notamment crises pétrolières, projet Yamal, route de la Soie, situations en
Somalie et au Bangladesh) : « Géopolitique d’une planète déréglée », Jean-Michel Valantin
2017

● Sur le phénomène de « gentrification climatique » :
https://www.nrdc.org/stories/what-climate-gentrification

● Sur les changements au sein de l’armée :
https://theconversation.com/defense-et-changement-climatique-quel-modele-pour-les-armees-de-demain-128641
+ http://www.opex360.com/2013/12/11/la-loi-de-programmation-militaire-prend-en-compte-

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