Les enjeux territoriaux de l’exploitation des gisements gaziers en Méditerranée orientale : les conflits dans la zone économique exclusive de Chypre

Les enjeux territoriaux de l’exploitation des gisements gaziers en Méditerranée orientale : les conflits dans la zone économique exclusive de Chypre

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Les gisements gaziers off-shore découverts dans la zone économique exclusive israélienne au début du XXIè siècle ont engagé les pays riverains de la mer Méditerranée orientale dans une course aux hydrocarbures. La Lybie, l’Égypte, Israël, le Liban, la Turquie, Chypre mais aussi la Grèce voient dans ces importantes quantités de gaz naturel disponibles de véritables réserves énergétiques destinées tant à la consommation intérieure qu’à l’exportation. Or, avant de constituer des ressources exploitables, ces richesses potentielles sont les facteurs de plusieurs conflits géopolitiques. La découverte progressive de champs gaziers dans les eaux de la zone économique exclusive de l’île de Chypre, ayant fait naitre la supposition de l’existence de telles ressources dans la mer Égée, ont ravivé les tensions de la République de Chypre et la Grèce d’une part, soutenues par l’Union européenne et ses pays membres, et la Turquie expansionniste de Recep Tayyip Erdoğan et la République turque de Chypre du Nord d’autre part.

Le territoire, ou plutôt les « merritoires » méditerranéens, et ses ressources sont ici les objets de rivalités politiques et économiques. Il convient de s’interroger sur les dynamiques spatiales de ces oppositions politiques.

Le Proche-Orient a longtemps été considéré comme le parent pauvre du Moyen- Orient en matières de ressources énergétiques et notamment d’hydrocarbures. Les récentes découvertes de gaz naturel dans le Bassin Levantin, vaste de 320 000 km2 et profond de 2 500 m en moyenne, ont modifié cette considération.

L’U.S. Geological Survey a estimé en 2010 les ressources en gaz naturel récupérables dans le Bassin Levantin, partie la plus orientale de la Méditerranée, à en moyenne 3 466 milliards de m3 (on notera ensuite gigamètre cube) mais dans un intervalle potentiel de fluctuation compris entre 1,418 et 6 443 Gm3. Ces réserves potentielles, et non prouvées dans leur entièreté, sont comparables, en quantité seulement, aux réserves de gaz naturel norvégiennes. Ce sont les champs gaziers situés dans la zone économique exclusive israélienne qui ont d’abord été découverts et dont les plus importants sont les champs gaziers de Tamar et du Léviathan, représentant respectivement 240 Gm3 et 450 Gm3 et équivalant à trente années de consommation énergétique intérieure. Puis, la découverte en 2011 du champ gazier Aphrodite par un consortium composé de Noble Energy, Shell et Delek Group situé dans les zones économiques chypriote et israélienne à hauteur d’environ 10%, ont conduit à des négociations entre les deux États pour discuter de l’exploitation future de ce gisement et à un accord bilatéral entre la République de Chypre et l’Égypte pour l’exportation du gaz. Enfin, c’est le champ gazier de Zhor qui a été découvert en 2015 par l’entreprise italienne ENI dans la zone économique exclusive égyptienne, il représente une réserve en gaz naturel de 850 Gm3.

Ces premières découvertes ont motivé des opérations de prospection dans les eaux de la zone économique exclusive chypriote, au sud-ouest de l’île principalement. La compagnie nationale chypriote des hydrocarbures propose une division en 12 blocs de la ZEE de la République de Chypre et a attribué, après avoir passé des appels d’offre, à différentes entreprises internationales des droits de prospection dans un premier temps qui, comme c’est le cas concernant le champ Aphrodite, pourraient devenir des droits d’exploitation. Ainsi, en 2018, les entreprises française et italienne Total et ENI ont mis à jour dans la zone frontalière au gisement Zhor une colonne de gaz naturel, a priori équivalente en quantité au gisement égyptien, dans le réservoir baptisé Calypso situé dans le bloc 6. D’autre part, la prospection par l’entreprise américaine ExxonMobil dans le bloc 10 de la zone économique chypriote a mené à estimer entre 141,5 Gm3 et 226 Gm3 les réserves en gaz naturel du champ gazier Glaucus. L’exploitation de ces différents gisements gaziers et donc l’utilisation du gaz naturel qu’ils contiennent ne sont pas encore effectives mais un droit d’exploitation accordé a été accordé au consortium déjà en charge de la prospection dans cette zone selon un plan de développement du champ et de production énergétique (FDPP – Field Development and Production Plan)2. Le gaz de ce gisement serait disponible à l’horizon 2025 selon les annonces de la compagnie chypriote des hydrocarbures.

Différents facteurs freinent l’exploitation de ces ressources : les difficultés techniques du forage et du transport de celles-ci d’une part, mais aussi les désaccords politiques successifs que la découvertes des champs gaziers a provoqués.

Ces réserves en gaz naturel du Bassin Levantin, sans renverser les rapports de force à une échelle plus petite, modifient l’équilibre géopolitique de la région et aggravent des tensions pré-existantes entre les acteurs régionaux.

L’espace maritime et sa division en différentes zones définies dans la Convention de Montego Bay entrée en vigueur en 1994 est un premier objet de conflictualité. La proximité des États riverains de la Méditerranée orientale et la présence d’îles dispersées dans le Bassin Levantin complexifient l’application du droit international de la mer dans ces eaux. Si la République de Chypre a signé des accords bilatéraux avec la Grèce, l’Égypte, Israël et le Liban pour établir la limite entre leurs zones économiques respectives, ce n’est pas le cas avec la Turquie. Avant l’arrivée au pouvoir de Recep Tayyip Erdoğan en 2003 et l’adoption plus tardive de la doctrine de la « Mavi Vatan »3 (« patrie bleue »), la Turquie n’avait pas signé et donc pas ratifié la CNUDM. La volonté de devenir la principale puissance régionale dont témoigne l’actuel président turc entretient donc ce premier désaccord entre les États riverains du Bassin Levantin puisqu’Ankara a réaffirmé ses revendications « merritoriales ». La ZEE chypriote, d’une superficie de 51 000 km2, est contestée à 44% par la Turquie qui convoite une zone située au nord et l’ouest de l’île dans laquelle sont situés en partie les blocs 4,5,6 et 7 et dans laquelle a été découvert le champ Calypso. D’autre part, la République turque de Chypre du Nord, largement soutenue par Ankara, revendique quand à elle une zone économique sur l’ensemble du pourtour à l’est de l’île, du nord au sud et recouvrant en partie la zone économique exclusive de la République de Chypre mais sans réserve de gaz naturel encore prouvée.

Ces revendications merritoriales se sont manifestées dans le déploiement de forces armées turques dans le Bassin Levantin afin d’empêcher certaines opérations de prospection. En février 2018, des navires de la marine turque ont ainsi immobilisé une plateforme de forage de l’entreprise italienne ENI au sud-est de la zone économique exclusive chypriote, le lendemain même de l’annonce de la présence de gaz dans ce bloc. À l’été 2020, la Turquie a déployé son navire de prospection sismique Oruç Reis, escorté par des navires de la marine turque, dans des eaux convoitées par Ankara mais attribuées à la Grèce selon la CNUDM, à proximité de l’île de Kastellórizo. Ces évènements récurrents bafouent le droit international et ignorent les frontières maritimes définies tout en remettant en cause les souverainetés économiques nationales chypriote et grecque sur leurs « merritoires » respectifs.

La découverte des réserves de gaz naturel, leur potentielle exploitation future et la promesse, qui pourrait se révéler illusoire, de richesse qui en découle a de cette manière ravivé des tensions pré-existantes quant à la territorialisation des eaux la Méditerranée orientale, conduisant à l’établissement de conflits latents et presque ouverts.

Au-delà de l’enjeu territorial lié à la présence prouvée et à l’exploitation potentielle d’hydrocarbures, les enjeux énergétiques en Méditerranée orientale pourraient modifier les systèmes de coopération et d’intégration régionales existants et ce, à plus petite échelle.

L’Union européenne est elle aussi concernée, en tant qu’entité politique et territoriale, par la découverte de telles ressources. Les questions énergétiques ont été au cœur du processus de coopération européenne dès ses débuts, en 1951 avec la création de la Commission européenne du charbon et de l’acier. Désormais, la politique étrangère est un ensemble de mesures contraignantes pour les États membres afin de parvenir rapidement à un mix énergétique européen plus propre. De cette manière, les perspectives d’importation de gaz naturel, même s’il s’agit là encore d’une énergie fossile, apparaissent comme un enjeu majeur pour l’Union européenne dans laquelle les manichéismes énergétiques autour du nucléaire ou du charbon peinent à être déconstruits. De plus, le développement du corridor énergétique sud-européen, dont le projet de gazoduc Turkish Stream est un exemple même s’il se voit concurrencer par le projet de gazoduc EastMed, apparait comme une nécessité pour réduire la dépendance actuelle de l’Union européenne aux importations de gaz russe qui participent pour 40% des importations totales de gaz naturel dans l’Union européenne.

Enfin, les rapports géostratégiques entre les puissances régionales et leurs alliés s’en trouvent partiellement bouleversés. L’appartenance de Chypre à l’Union européenne lui permet de jouir de la protection des puissances européennes, telles que l’Allemagne ou encore la France qui a à son tour déployé des bâtiments de sa marine suite aux manœuvres turques en août et septembre 2020. Les tensions entre la République de Chypre et la Turquie menacent la coopération transatlantique dans la mesure où, bien que Chypre ne soit pas un pays membre de l’OTAN, l’île est protégée par certains des pays membres alors que la Turquie, elle membre de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord, se rapproche de la Russie de Vladimir Poutine, notamment par l’achat de matériel militaire.

Les ressources en gaz naturel découvertes en Méditerranée orientale au cours des dernières années, loin d’être « des facteurs de stabilisation et de prospérité » pour les pays riverains, exacerbent des tensions déjà latentes entre les acteurs régionaux. Si l’exploitation potentielle de gisements gaziers en Méditerranée orientale est un enjeu économique potentiel majeur, elle en demeure un facteur de conflit pour l’espace, en l’occurrence maritime.

Sources :

M.-C. AOUN, « Les ressources de gaz naturel en Méditerranée orientale. Une nouvelle dimension pour la coopération régionale ? » in T. DE MONTBRIAL et al., La guerre de l’information aura-t-elle lieu ?, Paris, Ramses, Institut français des relations internationales, 2017.

C. P. COUTANSAIS, « Stratégie maritime – De la délimitation de la frontière maritime ? », Paris, Revue de défense nationale, 2015.

D. AMSELLEM, « Méditerranée orientale : de l’eau dans le gaz ? », Paris, Politique étrangère, Institut français des relations internationales, 2016.

M. PELLEN-BLIN, P. DÉZÉRAUD, G. VALIN, « La territorialisation de la Méditerranée à l’origine de nouveaux équilibres stratégiques », Paris, Revue Défense Nationale, 2019.

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