L’Arctique, terre d’enjeux stratégiques mondiaux

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Michel Rocard, ancien Premier ministre français, avait usage de dire que l’Arctique était un « deuxième Moyen-Orient ». L’analogie est intéressante. Sur le plan énergétique d’abord, on estime que cette région contient 13% des réserves mondiales de pétrole et 30% des réserves mondiales de gaz naturel[1]. Sur le plan stratégique, l’Arctique est au carrefour des Grandes puissances, les États-Unis, la Russie et dans une autre mesure la Chine, revendiquent tous un morceau de ces terres de glace inhabitées. Les États riverains de moyennes et petites puissances (le Canada, le Danemark, la Norvège) sont également concernés. Les enjeux géopolitiques qui émergent à l’aube du XXIe siècle, notamment autour des questions de changement climatique, replacent l’Arctique au cœur de l’échiquier international. Le recul des glaciers et la fonte progressive de la banquise facilitent l’accès aux ressources naturelles, nombreuses, et ouvre de nouvelles routes maritimes permettant ainsi de réduire le coût et le temps de trajet des navires.

Le rôle de l’Arctique au cours du XXe siècle

Depuis le XXe siècle, l’Arctique représentait une zone stratégique décisive pour la guerre se déroulant sur le continent européen. L’ensemble des efforts militaires pour arrêter prévenir toute forme d’expansion territoriale, dépendait totalement de la protection des approvisionnements livrés par mer garantissant le ravitaillement des forces de l’Entente.

L’Arctique fut brièvement projetée au-devant de la scène durant la Seconde Guerre mondiale. Cette zone facilitait les ravitaillements matériels (bois, fer, explosifs, carburants, etc.) et alimentaires pour les alliés. Le passage par le pôle Nord permettait aussi aux convois de ravitaillement, en provenance d’Amérique du Nord suite à l’entrée en guerre des États-Unis en 1941, de contourner les nombreux sous-marins allemands présents en Atlantique nord. Petit à petit, la Route arctique permit d’établir une ligne de ravitaillement directe entre le Nord de la Russie et les États-Unis et le Canada. Cependant, l’occupation de la Norvège par l’Allemagne permettait aux forces du Reich d’exercer une forte pression sur les convois transatlantiques. Les avions de la Luftwaffe pouvaient surveiller le grand arc Atlantique, de Trondheim à Bordeaux, et les sous-marins de la Kriegsmarine pouvaient guetter les convois Alliés en se cachant autour de l’Islande et du Groenland[2].

Pendant la Guerre froide, l’Arctique devient un espace stratégique majeur pour les deux Blocs étant donné que le pôle Nord est la ligne la plus courte, pour les avions ou les missiles, afin d’atteindre l’Amérique du Nord ou l’URSS. À partir de 1949, les États-Unis perdent leur privilège nucléaire avec l’explosion de la première bombe russe. L’Arctique, le Groenland et l’Islande commencent à abriter des bases militaires et des stations radars afin de prévenir d’une éventuelle agression nucléaire. Par la suite, le développement des SNLE (sous-marin nucléaire lanceur d’engins) permit aux Américains et aux Soviétiques de patrouiller davantage dans cette région. La banquise Arctique offrait un refuge naturel aux SNLE qui, une fois immergés, étaient presque indétectables. L’amélioration technologique des sous-marins permit également de faciliter le repérage des zones où la banquise était moins épaisse, de façon à émerger pour pouvoir tirer des missiles[3].

Jusqu’en 1991, la calotte glaciaire Arctique se trouvait donc au centre d’un affrontement nucléaire possible entre l’Est et l’Ouest. Après cette période, les Grandes puissances se désintéressent de cette zone étant donné l’absence d’intérêts stratégiques. En 2006, les militaires américains quittèrent l’Islande – dont ils avaient pris en charge la défense en 1951. La base militaire de Keflavík fut « mise en sommeil » avant sa réouverture en 2016.

Une région qui (re)suscite aujourd’hui des intérêts économiques

L’impact du changement climatique sur l’Arctique suscite à nouveau les intérêts des pays directement frontaliers (États-Unis, Canada, Russie, Norvège et Danemark (avec le Groenland) mais aussi des pays non frontaliers comme la Suède, la Finlande, quelques États européens et la Chine.

Selon certaines estimations, la calotte glaciaire arctique diminue d’en moyenne de 12,8% par décennie[4] et des températures records ont été enregistré en Arctique ces dernières années notamment un pic de 20°C en novembre 2016[5]. La fonte de la banquise redonne donc corps à l’idée d’un passage du Nord qui permettrait de réduire de 40% le temps de trajet Est-Ouest – en passant par le canal de Suez – entre l’Asie et l’Europe[6]. D’ici 15 à 60 ans, le trafic maritime dans cette région pourrait être égal ou supérieur à ceux passant par le canal de Suez et de Panama.

Cette nouvelle route qui prendrait forme dans les années à venir – si les mesures prises pour endiguer le changement climatique sont trop faibles ou inadaptées – implique aussi des intérêts géostratégiques. La Russie considère cette route comme un passage interne alors que les États-Unis et certains États européens veulent en faire une voie maritime internationale[7]. Néanmoins, Moscou a un large terrain d’avance sur ce projet. En effet, la Russie dispose d’une flotte de brise-glace à propulsion nucléaire conséquente. Les États-Unis et l’Europe qui avaient globalement, négligés cette région sont loin derrière la Russie dans ce domaine. Les États-Unis alignent difficilement trois navires brise-glace : un est hors d’état de fonctionnement, un autre est conçu pour la recherche scientifique et le dernier est proche de la fin de sa période d’exploitation[8]. Il faut également préciser que ces navires servent aussi pour la zone Antarctique. Un rapport du Congrès américain recommande que trois nouveaux engins soient construits. Les auteurs préconisent d’en commencer la construction en 2019. Le premier serait livré en 2024 et le deuxième en 2025, le troisième en 2026.

Face à eux, la Russie gère la plus grosse flotte de brise-glaces avec plus de 24 navires déjà en exploitation, en construction ou planifiés. Les enjeux économiques dans cette région sont conséquents et, selon les estimations, l’Arctique constitue entre 11% et 20% du PIB de la Russie. Sur le plan commercial, 20% des exportations totales de la Russie proviennent du cercle Arctique[9]. Cette région est le garant du développement futur du pays. La Russie détient la plus grande part des ressources en Arctique, à la fois sur terre et sur le plateau continental. Les sous-sols sont aussi riches en métaux et minéraux stratégiques comme le nickel, le cobalt et l’or. Néanmoins, la Russie ne dispose pas des capacités financières et technologiques afin d’exploiter ce plateau à elle seule. Depuis 2014, l’économie russe a souffert des sanctions économiques suite à la crise ukrainienne. En conséquence, les capacités d’entretien des brise-glaces ont baissé et la Russie se retrouve presque contrainte d’ouvrir l’exploitation de l’Arctique à des partenaires privés.

Au-delà des avantages économiques tirés de la mise en place d’un futur passage du Nord, l’Arctique abrite, selon les estimations, environ 13% des réserves mondiales de pétrole et 30% des réserves mondiales de gaz naturel. Ces richesses énergétiques attirent indubitablement des États non frontaliers de l’Arctique, comme la Chine qui, bien que n’ayant pas d’accès géographique direct sur la région, semble affirmer sa présence depuis quelques années. Pékin marque son intérêt pour le pôle Nord comme en témoigne l’organisation du forum Arctic Circle 2019 en mai dernier par la ville de Shanghai. La Chine prétend être un État « quasi-arctique » et entend, en ce sens, investir massivement dans cette zone. Entre 2012 et 2017, les investissements chinois dans l’Arctique ont atteint près de 90 milliards de dollars[10]. Pour les États-Unis la Chine tente de justifier sa présence en Arctique sous couvert de programmes scientifiques et d’investissements. Dans le cas d’un conflit militaire, la Chine pourrait difficilement ne pas être affectée, par conséquent, l’Arctique a un lien direct avec le développement économique et le maintien de la sécurité de la Chine.

L’Arctique : une zone stratégique de « basse tension » ?

Comme nous l’avons vu, l’Arctique est un terrain de confrontation et de coopération entre les grandes puissances. Les États ont cependant intérêt à maintenir l’Arctique en zone de « basse tension » en raison des conditions particulières qui y règnent. L’Arctique n’est pas une zone de tension pouvant se transformer en champ de bataille. Au contraire, elle a davantage plus un effet stabilisateur. Le scénario selon lequel l’Arctique se transformerait en champ de bataille viendrait plus certainement d’un conflit entre États qui serait importé en Arctique. Le chef d’état-major de la Défense canadienne avait déclaré en 2009 : « Si quelqu’un venait à envahir l’Arctique canadien, ma première mission serait de le secourir[11] ». La coopération autour des taches comme la recherche et le sauvetage, la prévention de fuite de pétrole ou les projets scientifiques sont davantage mis en valeur dans l’Arctique.

Si la coopération peut sembler calme sur certains aspects, il faut noter un regain des tensions depuis la crise ukrainienne. L’objectif stratégique majeur de Moscou reste de maintenir sa position comme principale puissance arctique. La Russie est aussi soucieuse de défendre ses intérêts militaires étant donné que la région abrite la grande majorité de l’arsenal nucléaire russe. De plus, c’est dans la péninsule de Kola – dans l’oblast de Mourmansk – que se trouve grouper la plus grande partie de la flotte russe. La flotte du Nord, qui y stationne en permanence, permet de sécuriser l’Atlantique Nord. Les défenses côtières de l’Arctique sont donc considérées comme une défense de la Russie. Enfin, pour Vladimir Poutine, l’idée la « grande nation Arctique » trouve écho dans la dialectique du « réveil russe ». Le Kremlin en fait donc un théâtre de choix pour la projection de sa puissance militaire. Cette projection passe notamment par une modernisation des sous-marins, par la création d’unités de combat « Arctique » et l’acquisition de nouveaux navires brise-glaces – comme nous l’avons vu. La doctrine maritime russe de 2015 vise d’ailleurs à concentrer les efforts budgétaires sur les flottes de l’Arctique et de l’Atlantique.

Les intérêts des autres États frontaliers de cette zone varient. Les États-Unis sont considérés comme le « géant endormi » de la région, notamment en raison de la lenteur d’acquisition de nouveaux brise-glaces. Le fait que les États-Unis n’accordent pas beaucoup de priorité à l’Arctique les conduit à éviter de provoquer la Russie dans cette région en n’y engageant pas l’OTAN[12]. Le Canada, puissance moyenne de l’Arctique, tend à s’aligner sur les États-Unis.

Les deux États scandinaves frontaliers, le Danemark et la Norvège, veulent éviter l’implication de l’OTAN dans la région. Néanmoins, dans le cadre de l’Alliance atlantique, ils sont aussi les alliés des Américains et la base de Thulé, au Groenland, fait partie du système de défense antimissiles des États-Unis. La Norvège dit voir la Russie un « défi stratégique, mais pas une menace ». Les deux États souhaitent maintenir de bonnes relations en raison d’intérêts mutuels en mer – notamment pour la pêche[13]. La frontière terrestre séparant Russie et Norvège – de 196 km – est aussi vue comme calme. Il existerait un « esprit de condominium » sur la zone entre les deux parties.


[1]. Kunz Barbara, « Les dynamiques géopolitiques de l’Arctique », Politique étrangère, 2017, p. 11

[2]. Fourcher Michel, L’Arctique. La nouvelle frontière, Paris, CNRS Éditions, 2014, p. 72

[3]. Ibid., p. 73

[4]. Tarrini Arno, « La Russie rêve d’une « route polaire de la soie » », Courrier international, 30 avril 2019

[5]. Kunz Barbara, op.cit., p. 10

[6]. Tarrini Arno, op.cit.

[7]. Runge Olesen Mikkel, « Comprendre les rivalités arctiques », Politique étrangère, 2017, p. 1

[8]. Les États-Unis manquent de navires brise-glace pour défendre leurs intérêts polaires selon un rapport, Europe 1, 12 juillet 2017.

[9]. Zysk Katarzyna, « Les objectifs stratégiques de la Russie dans l’Arctique », Politique étrangère, 2017, p. 38

[10]. https://asialyst.com/fr/2019/05/10/grande-offensive-diplomatique-chine-arctique-bien-aidee-par-etats-unis/

[12]. Runge Olesen Mikkel, op.cit., p. 17

[13]. https://www.frstrategie.org/publications/notes/coexistence-pacifique-dans-l-arctique-la-russie-la-norvege-et-l-archipel-du-svalbard-22-2018

Ronan Corcoran

Étudiant en relations internationales, je m'intéresse aux questions de sécurité et de défense particulièrement dans les zones d'Europe du Nord, d'Europe de l'Est et d'Afrique subsaharienne.

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