Le conflit gréco-turc en mer Méditerranée, entre ressources énergétiques et découpage maritime

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Fin janvier, Ankara et Athènes ont repris les pourparlers afin de trouver une solution au conflit qui les oppose depuis la fin de l’année fin 2019 en mer Méditerranée. Ce conflit recoupe les multiples tensions divisant ces deux pays voisins : ressources énergétiques, découpage maritime, revendications autour de l’île de Chypre… Retour sur une escalade de tensions surveillées de près par les pays européens.

Un conflit enraciné de longue date

Le regain de frictions entre la Grèce et la Turquie fin 2019 n’est que la continuité de tensions préexistantes entre les deux pays, nées de divergences à la fois économiques et culturelles. Déjà, en 2018, les relations entre la Grèce et la Turquie s’étaient détériorées considérablement, menant à une alliance régionale entre la Grèce, Chypre et Israël dont le but est de contrer la Turquie. La crise actuelle débute en 2019, lorsque la Turquie, qui n’a pas signé la convention de Montego Bay en 1982, conteste la répartition des zones économiques exclusives en mer Méditerranée et signe un accord avec la Libye. À la fois économique et militaire, cet accord prévoit la création d’une frontière maritime entre les deux pays, et permet à la Turquie de revendiquer ses droits sur la mer Egée, tout en promettant de soutenir le gouvernement libyen de Sarraj contre le maréchal Haftar (soutenu, entre autres, par la Russie, et par le passé par la France). Longue de 35 kilomètres, s’étendant de la côte sud-ouest de la Turquie au nord de la Libye, cette frontière traverse surtout la zone disputée par la Grèce et Chypre et fait pencher l’équilibre stratégique en mer Méditerranée en faveur d’Erdoğan .

Le 10 juin 2020, Ankara, soupçonnée depuis 2011 de violer l’embargo des Nations Unies sur la livraison d’armes à la Libye, refuse le contrôle d’un cargo mené par une mission de l’Union européenne. Le lendemain, des bateaux militaires ainsi que des avions de chasse sont envoyés par la Turquie en mer Méditerranée orientale. Notifiée de ces manœuvres, les Nations unies n’apportent pas de réponse concrète. Les tensions dans la zone ne cessent de s’accentuer lorsque, le 17 juin, Paris dénonce une attitude agressive de la part d’Ankara contre une frégate française engagée dans une mission de l’OTAN.

D’août à mi-septembre 2020, le président turc annonce reprendre les recherches d’hydrocarbures, grâce à son navire de recherche sismique Oruç Reis. Redéployé au large de l’île grecque de Kastellorizo, zone revendiquée par Athènes, il est accompagné de navires de guerre. Aussitôt, la Grèce considère cette manœuvre comme une atteinte à sa souveraineté maritime et au droit international : s’ensuit alors une succession de déclarations hostiles entre Athènes et Ankara, qui s’achève le 13 septembre, avec le retrait d’Oruç Reis de la zone. Un apaisement des tensions qui n’est que relatif, Erdoğan affirmant ne pas renoncer à ses revendications en mer Méditerranée.

Un conflit aux multiples facettes

Le conflit gréco-turc regroupe plusieurs divergences, alliant le découpage stratégique de la mer Méditerranée orientale et ses immenses ressources énergétiques. Dès 2009, les explorations menées dans cette zone dévoilent plusieurs gisements de gaz naturel, dont le champ Aphrodite découvert en 2011. Situé au large de Chypre, c’est un atout considérable qui compte quelques 7 trillions de mètres cube de gaz. Chypre est toutefois au cœur d’un contentieux culturel et politique entre la Grèce et la Turquie : divisée en 1974 entre un sud membre de l’Union Européenne et un nord uniquement reconnu par la Turquie, son vaste champ énergétique ne fait qu’accentuer les tensions entre les deux pays. Chypre a de plus offert à des sociétés énergétiques internationales, telles que l’italien ENI ou le français Total, des licences d’exploration off-shore au sud et au sud-ouest de l’île. Ces zones, selon Ankara, violeraient le plateau continental attribué à la Turquie, ainsi que les eaux territoriales appartenant à la République Turque de Chypre du Nord. Le premier jalon d’un conflit complexe est donc posé.

Derrière ces tensions se cache un enjeu de taille : les ressources contenues dans ces champs de gaz naturel permettraient à l’Union européenne comme à la Turquie de s’affranchir de leur dépendance à la Russie en matière d’énergie. Le contrôle d’une telle zone géographique est donc primordial. Depuis la convention de Montego Bay, la Grèce bénéficie de larges zones économiques exclusives, faisant craindre à la Turquie une mise à l’écart de la mer Egée et ainsi des ressources et routes maritimes qu’elle offre. Il faut savoir que la Turquie est un pays pauvre en hydrocarbures et fait face à une demande intérieure accrue, ce qui pousse Ankara à mettre la poursuite de ces ressources au cœur de sa politique extérieure. Les routes maritimes traversant la mer Méditerranée sont un atout économique considérable, car elles permettent l’accès au marché européen. En créant une frontière maritime avec la Libye, la Turquie perturbe la trajectoire envisagée pour le gazoduc East Med, long de 1900 kilomètres et fruit de l’alliance entre la Grèce, Chypre et Israël. Le but de la Turquie : devenir une véritable plaque tournante du transit des hydrocarbures, à défaut d’en être productrice. De plus en plus contesté, politiquement et internationalement, le président turc Recep Tayyip Erdoğan est prêt à tout pour gagner cette puissance énergétique stratégiquement salvatrice.

Et la France dans tout ça ?

Le conflit gréco-turc met l’Union européenne dans une situation délicate : tous ont en effet intérêt à voir la Turquie et la Grèce coopérer, ne serait-ce que pour la question migratoire, levier souvent utilisé par les deux pays au cours du conflit. De son côté, l’OTAN n’intervient que très peu dans ce conflit, qui oppose deux de ses pays membres. Cette organisation n’est en effet pas conçue pour régler des conflits entre ses pays membres.

La réponse internationale à ce conflit est toutefois très faible. L’Allemagne tente d’endosser le rôle de médiateur entre les deux entités. Il s’agit cependant d’un rôle délicat pour Angela Merkel : Ankara est le premier client en matière d’exportations d’armement de l’Allemagne, qui ne souhaite pas non plus froisser la Grèce, par crainte d’une nouvelle crise migratoire sur son territoire.

La France s’est, quant à elle, engagée sans hésitation aux côtés d’Athènes. Ayant d’ores et déjà un passif lourd de relations tendues avec la Turquie, notamment sur la question libyenne, la France a adopté une attitude sans équivoque face à Ankara, en envoyant à la Grèce trois rafales, ainsi que la frégate Lafayette. Plus récemment, Paris a vendu à son allié douze rafales d’occasion et six avions neufs, pour un montant de 2,5 milliards d’euros. Un achat dont s’est félicité le premier ministre grec, qui y voit un « pilier important » de la supériorité aérienne de son pays face à la Turquie. Premier pays européen à acheter des armes à un autre pays membre de l’Union européenne, la Grèce envoie ici un message qui peut sembler contradictoire, au regard des pourparlers engagés entre les deux pays (à Paris, puis à Istanbul fin janvier), mais qui peut également être vu comme une manière de peser plus lourd dans les négociations.

Conflit à la fois régional et international, les tensions qui opposent la Grèce et la Turquie risquent d’accroître l’instabilité au sein de la province gazière qu’est la mer Méditerranée orientale.

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