Quel avenir pour la défense européenne après le Brexit ? Le dossier de la politique étrangère en suspens

Quel avenir pour la défense européenne après le Brexit ? Le dossier de la politique étrangère en suspens

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Quatre ans et demi après le vote en faveur du Brexit lors du référendum, le Royaume-Uni a quitté le marché unique et l’union douanière, officialisant ainsi sa sortie de l’Union européenne. Désormais affranchi de toutes les règles européennes, le Royaume-Uni a signé un accord commercial avec l’Union européenne après de nombreuses négociations, permettant de poser les bases des futures relations commerciales avec les États membres de l’UE. Cependant, rien n’a été signé sur la coopération en matière de politique étrangère, de défense et de sécurité extérieure, laissant place à de nombreuses interrogations concernant la nouvelle relation entre l’Angleterre et les 27. 

Si le Royaume-Uni et la France conservent une culture commune par leur conception globale de la sécurité et par leurs armées les plus importantes en Europe, le départ d’un pays qui contribuait grandement au budget européen pour la défense provoque un certain déséquilibre du rapport de forces au sein de l’Union européenne. Alors que les enjeux de sécurité et de défense au sein de l’UE ne cessent de s’accentuer avec la déstabilisation des frontières, l’apparition de nouvelles menaces ou encore la crise des migrants, la nécessité de trouver un mode de coopération s’impose donc. Néanmoins, les négociations sur les relations commerciales, la libre circulation des biens et des personnes, ou encore la question irlandaise ayant largement monopolisé le débat sur le Brexit, l’avenir de la relation stratégique entre Londres et l’Union européenne est laissé en suspens. 

La question de la future relation en matière de défense entre les deux parties, d’un côté le Royaume-Uni et de l’autre l’Union européenne est donc au cœur d’importants enjeux, comme l’autonomie stratégique européenne, la capacité d’armement ou encore le dossier des capacités militaires.

Un départ qui semble fragiliser la défense européenne au profit de la défense britannique

La sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne a amputé le budget européen de la défense d’environ 25% : ce dernier, qui s’élevait à 40 milliards d’euros par an, bénéficiait d’une contribution britannique de 10 milliards, soit un quart du budget. Mais ce n’est pas tout, car l’Union européenne perd aussi l’un de ses deux acteurs militaires les plus importants, l’un de ses deux sièges permanents au Conseil de sécurité des Nations-Unies et une puissance nucléaire. 

De son côté, le Premier ministre Boris Johnson a déclaré une modernisation des forces armées “unique en son genre”, nécessaire pour augmenter l’influence britannique et assurer la sécurité du peuple britannique. En effet, un mois avant la sortie effective du Royaume-Uni, ce dernier a annoncé aux députés britanniques la mise en place d’un nouvel accord de financement sur quatre ans, qui équivaut à la loi de programmation militaire (LPM) en France permettant de programmer sur plusieurs années les dépenses de l’État français consacrées à ses forces armées. Cette décision a permis une augmentation considérable des dépenses militaires depuis le mois de novembre, qui s’élèverait selon Boris Johnson à 16,5 milliards de livres sterling sur quatre ans, une grande victoire pour le secrétaire à la Défense Ben Wallace. Le Premier ministre s’est en effet engagé à mettre fin aux coupes budgétaires dans le domaine de la défense : “J’ai décidé que l’ère de la réduction de notre budget de défense doit prendre fin, et elle prend fin maintenant.”, avait-il alors déclaré. Il a également assuré que cette augmentation permettra la protection de centaines de milliers d’emplois dans l’industrie de la défense mais aussi la création de 40 000 nouveaux postes. En parallèle, le Royaume-Uni s’est aussi engagé à protéger les voies de navigation approvisionnant le pays, à poursuivre le renouvellement de la dissuasion nucléaire britannique et à opérer une renaissance de la construction navale dans tout le pays pour faire du Royaume-Uni la “première puissance navale d’Europe.”. 

Mais ce n’est pas tout, car selon le Premier ministre, cet accord de financement sera aussi l’occasion d’investir dans de nouvelles technologies, comme un nouveau commandement spatial de la Royal Air Force pour lancer des satellites britanniques et “notre première fusée depuis l’Ecosse en 2022”, ou encore la création d’une cyberforce nationale contre les groupes terroristes. Avec pour objectif de revenir à une forte capacité de puissance, le Royaume-Uni fait donc de la défense du royaume sa première priorité en modernisant les forces armées et en investissant davantage dans les robots et les systèmes autonomes pour faire face aux nouvelles menaces dans les domaines de l’espace et de la cybernétique. Malgré un certain soulagement au ministère de la défense britannique – le chef d’état-major de la défense Sir Nick Carter a qualifié cette annonce d’ “extraordinaire” – ce dernier a fait l’objet de vives critiques par le passé quant à sa capacité à équilibrer ses dépenses, et doit donc montrer qu’il est capable de dépenser de manière judicieuse. Johnson a également été confronté à certaines critiques, notamment de la part du leader travailliste Sir Keir Starmer, qui a accusé le Premier ministre de faire une annonce de dépenses “sans stratégie”.

Une “dilution” du lien franco-britannique ?

En 2010, la France et le Royaume-Uni signaient les accords de Lancaster House, rassemblant un premier traité en matière de coopération de défense et de sécurité et un second traité portant sur le nucléaire et récemment célébrés par les ministres des Armées Florence Parly et Ben Wallace le 2 novembre 2020 à l’occasion du dixième anniversaire de ces accords. Une relation unique aujourd’hui ternie par le Brexit malgré certains objectifs atteints comme l’illustre l’aboutissement du projet de Force expéditionnaire commune interarmées (CJEF) l’année dernière. 

En dépit des assurances données de part et d’autre, le Brexit aura des conséquences sur la relation bilatérale dont nul ne peut prédire l’ampleur aujourd’hui.

s’inquiètent les députés Jacques Marilossian et Charles de La Verpillière dans leur rapport sur le bilan des accords de Lancaster en octobre 2020.

Le principal enjeu de la future relation franco-britannique réside dans les choix industriels, et plus précisément dans les partenariats avec les entreprises, déterminants dans l’élaboration des équipements en matière de défense et de sécurité. À titre d’exemple, Boris Johnson a l’ambition de faire du Royaume-Uni une puissance dont le rayonnement s’étendrait au-delà de l’Europe selon le terme générique “Global Britain”. Mais l’augmentation du budget dans le domaine de la défense ne suffira pas, et les Britanniques doivent rester prudents quant à l’accès aux sommes disponibles du nouveau Fonds européen de Défense (FEDEF) et demeurer conscients d’une éventuelle exclusion des futurs projets européens d’armement. 

Un prochain sommet est attendu cette année entre Paris et Londres pour discuter de futurs choix industriels et d’autres projets à venir.

Le projet du système satellite européen Galileo, point culminant des contentieux sur la concurrence stratégique entre les deux parties

Le programme Galileo – système de navigation par satellite et signal Public Regulated Service (PRS) – dirigé par l’UE depuis 1999 et qui avait pour objectif de mettre en orbite trente satellites couvrant la totalité du globe d’ici 2020 pour concurrencer le GPS américain, est l’exemple le plus parlant de la problématique de la relation future en matière de défense entre Londres et Bruxelles. En effet, le Royaume-Uni a investi plusieurs milliards dans ce programme, jouant un rôle crucial tant sur le plan industriel que scientifique. Dans le cadre de ce projet auquel seules les entreprises des pays membres de l’UE peuvent participer, Bruxelles a donc décidé d’exclure suite au référendum du Brexit les entreprises britanniques des appels d’offres de la partie cryptée de Galileo. 

Le Royaume-Uni a donc haussé le ton en demandant le remboursement de plusieurs milliards investis dans le programme et a menacé de lancer son propre système concurrent, malgré le coût considérable que cela impliquerait. Si à l’heure actuelle, son accès aux données satellitaires de Galileo est en partie maintenu, le Royaume-Uni et la France s’opposent quant à son usage : si Londres privilégie le GPS américain pour la défense européenne, la France cherche quant à elle à exploiter au maximum la dimension militaire de Galileo, une position qui s’inscrit dans son ambition de l’autonomie stratégique. Cette opposition serait-elle donc à l’origine de l’absence de discussions autour du dossier de défense européenne à l’heure actuelle ?

L’Europe ne peut plus remettre sa sécurité aux seuls États-Unis. C’est à nous aujourd’hui de prendre nos responsabilités et de garantir la sécurité et donc la souveraineté européenne.”

déclarait Emmanuel Macron lors de la Conférence des ambassadeurs du 28 août 2018.

 “Il ne faut plus compter sur les États-Unis d’Amérique pour nous protéger simplement ; l’Europe doit prendre elle-même son destin en main.”

La position d’Emmanuel Macron est partagée également la chancelière allemande Angela Merkel lors de son discours d’Aachen du 10 mai 2018.

Cette vision similaire sur la défense européenne de ces deux chefs d’État s’est d’ailleurs concrétisée avec le programme franco-allemand SCAF (système de combat aérien du futur) qui vise à mettre en place un ensemble de systèmes d’armes aériens connectés entre eux pour chaque pays. De son côté, Londres ne s’est pas engagé dans ce programme puisqu’elle a choisi, un mois plus tard, lors du salon aérien de Farnborough, de lancer son propre projet de futur avion de combat Tempest avec l’industrie britannique BAe Systems. Ce projet a ensuite été rejoint par la Suède et l’Italie et officialisé politiquement par un protocole d’accord trilatéral en décembre 2020. Les premiers succès du Tempest sont donc vraisemblablement dus à la fusion des efforts financiers et technologiques des trois pays. 

Malgré ce projet mené de part et d’autre, la France et le Royaume-Uni se sont engagés en novembre dernier, avec l’Allemagne, la Grèce et l’Italie, dans un partenariat visant à l’élaboration d’un hélicoptère moyen de nouvelle génération, appelé NGRC (Next Generation Rotorcraft Capabilities). Le programme, qui sera mené à travers les projets à haute visibilité (HVP) de l’OTAN, a pour objectif de remplacer les hélicoptères moyens polyvalents aujourd’hui utilisés et qui deviendront obsolètes dans une quinzaine d’années environ pour faire face aux menaces futures. L’organisation a également ajouté que ce programme permettrait de bénéficier d’ “un large éventail de progrès récents en matière de technologie, de méthodes de production et de concepts opérationnels.”. Ce partenariat témoigne par ailleurs de l’engagement du Royaume-Uni dans la coopération structurée permanente (PESCO) et de sa participation en cohérence avec l’OTAN. En effet, selon le White Paper du gouvernement britannique de juillet 2018, “L’OTAN restera la clé de voûte de la défense et de la sécurité européennes […] L’UE a un rôle important complémentaire à jouer, assistant dans la prévention des crises, repoussant les menaces hybrides, rehaussant la résilience, et stabilisant les situations post-conflit.”. 

Le dossier de la défense européenne post-Brexit est donc laissé en suspens à cause des conceptions divergentes du Royaume-Uni et de l’Union européenne dans ce domaine, et ce depuis la Seconde Guerre mondiale. Si les Européens souhaitent un engagement total des Britanniques dans la sécurité et la défense collective de l’Europe, ces derniers “ne souhaitent pas jouer à fond la carte sécuritaire européenne” et privilégient leur allié de longue date, les États-Unis. Ainsi, si Michel Barnier, alors négociateur de l’UE pour le Brexit, évoquait de nombreux “points de convergence dans le domaine de la sécurité intérieure, de la politique étrangère et de la coopération militaire” lors d’un discours au Parlement européen en 2018, il semble pertinent de s’intéresser au rôle ambigu du Royaume-Uni dans l’histoire de l’Europe de la défense.

Un premier désaccord entre l’UE et Londres concernant les relations diplomatiques qui pourrait encore retarder le dossier “défense” du Brexit

Jeudi 21 janvier, la BBC a rapporté un premier désaccord entre Londres et Bruxelles sur le statut diplomatique à accorder à l’ambassadeur de l’Union européenne au Royaume-Uni, Joao Vale de Almeida et son équipe. Si Londres souhaite que ce dernier bénéficie d’une immunité conférée aux organisations internationales, Bruxelles soutient de son côté une immunité diplomatique intégrale en vertu de la Convention de Vienne. Le ministère britannique des Affaires étrangères a justifié la position du Royaume-Uni : “L’UE, sa délégation et leurs équipes recevront les privilèges et immunités nécessaires pour leur permettre d’accomplir leur travail au Royaume-Uni efficacement.”. Peter Stano, le porte-parole de Josep Borrell, chef de la diplomatie de l’UE depuis 2019, a mis l’accent sur l’opposition entre le Royaume-Uni et les autres pays, qui ont tous accordé sans exception un statut diplomatique complet aux 143 délégations européennes. Il a par ailleurs rappelé que “L’UE n’est pas une organisation internationale traditionnelle.”, et qu’elle “a le pouvoir d’adopter une législation contraignante pour ses États-Membres, dispose de son propre système judiciaire et a établi une monnaie commune.”. Ce désaccord, qui survient moins d’un mois après la sortie définitive du Royaume-Uni de l’UE, doit faire l’objet de discussions cette semaine entre les ministres européennes des Affaires étrangères, et l’Union européenne ne semble pas prête à donner raison au Royaume-Uni : “Le statut de l’UE dans les relations internationales et le statut diplomatique qui en résulte est amplement reconnu par les pays et organisations internationales à travers le monde, et nous attendons du Royaume-Uni qu’il traite la délégation de l’UE en conséquence et sans tarder. En tant qu’ancien membre, le Royaume-Uni a parfaitement conséquence de ce statut.”, a poursuivi Peter Stano. Ce différend traduit par ailleurs des préoccupations du côté de l’Europe face à un pays qui cherche à tout prix à dicter la marche à suivre…

Sources

Stroobants, Jean-Pierre. « Après le Brexit, une défense européenne affaiblie ou libérée ? », Le Monde, publié le 22/01/2021. 

Howorth, Jolyon. « Brexit et défense européenne : vers un deal ambigu ? », Politique étrangère, vol. hiver, no. 4, 2018, pp. 49-60.

Barotte, Nicolas. « La relation militaire franco-britannique à l’épreuve du Brexit », Le Figaro, no. 23720, 2020. 

Albert, Eric. « Brexit : le satellite européen Galileo s’éloigne de l’orbite britannique », Le Monde, publié le 23/06/2018. 

« Defence funding boost ‘extends British influence’, says PM », BBC News, publié le 19/11/2020. 

Boquet, Justine. « La France s’engage dans un partenariat européen visant à développer un hélicoptère de nouvelle génération », Air&Cosmos, publié le 23/11/2020.

« Vision partagée, action commune : une Europe plus forte. Une stratégie globale pour la politique étrangère et de sécurité de l’Union européenne », European Union Global Strategy, juin 2016.

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