Les enjeux de la nouvelle politique d’armement du Japon

Reading Time: 6 minutes

A la fin de la Seconde Guerre Mondiale, après la défaite du Japon face aux Etats-Unis et aux Alliés, l’armée et la marine impériale japonaise ont été supprimées. Ce mouvement de « désarmement » est entériné par la nouvelle Constitution japonaise, votée par le Japon le 3 novembre 1946 pendant l’occupation américaine menée par le Général Douglas McArthur. Elle est aussi appelée Constitution de la Paix : par ce document, le Japon affirme sa volonté de ne pas renouveler les erreurs de son précédent système. En effet, à travers l’article 9, le pays pose le principe de paix perpétuelle : il renonce ainsi à la guerre et à l’usage de la force pour régler les conflits internationaux.

« Chapitre II. Renonciation à la guerre

Article 9. Aspirant sincèrement à une paix internationale fondée sur la justice et l’ordre, le peuple japonais renonce à jamais à la guerre en tant que droit souverain de la nation, ou à la menace, ou à l’usage de la force comme moyen de règlement des conflits internationaux.

Pour atteindre le but fixé au paragraphe précédent, il ne sera jamais maintenu de forces terrestres, navales et aériennes, ou autre potentiel de guerre. Le droit de belligérance de l’État ne sera pas reconnu. »

Un blocage populaire mais pas institutionnel 

Ce texte est d’abord interprété comme interdisant absolument au Japon d’avoir une armée propre. Mais dans le contexte de la Guerre Froide, le Japon constitue en 1954 une « Force d’autodéfense », sorte d’armée non officielle. L’article 9 est alors réinterprété comme permettant au pays d’entretenir des troupes pour la défense du pays – malgré le fait qu’il lui interdise de se procurer une force militaire quelconque. En 2010, les Forces d’autodéfense représentent 260 000 hommes, ce qui reste très conséquent. Le pays limite symboliquement son budget militaire à 1% de son PIB depuis 1974, mais le ministère japonais de la Défense dispose toutefois du 6ème budget mondial en 2010 [1].

Le 19 septembre 2015, de nouvelles lois sur la sécurité nationale ont été adoptées par le Sénat japonais suite aux travaux du Parti libéral-démocrate (PLD) au pouvoir et du premier ministre Shinzo Abe, élargissant considérablement la mission des Forces d’autodéfense. Les soldats japonais vont désormais pouvoir être envoyés en mission à l’extérieur dans le cas où le pays se sent menacé et dans le but de soutenir un allié qui serait attaqué. [2] Mais en septembre 2015, 61,5% des Japonais sont défavorable à cette nouvelle politique de défense et 60% des Japonais se déclarent attachés à la Constitution pacifiste de 1947[3]. L’adoption de ces lois a eu pour conséquence de provoquer des manifestations très importantes devant le Parlement japonais. Le système politique démocratique du Japon permet en effet au parti qui détient la majorité aux deux chambres du Parlement, en l’occurrence le PLD, d’imposer sa politique[4]. L’opposition considère que le gouvernement, et le PLD, n’ont pas respecté la procédure constitutionnelle qui exige d’effectuer un amendement concret à la Constitution. Elle regrette que les lois sur la sécurité nationales n’impliquent qu’une ré-interprétation de l’article 9, un mécanisme légal qui est effectivement plus facile à instituer que la longue procédure d’amendement.

Le Japon, promoteur d’un « pacifisme actif » et allié de Washington

Les partisans de cette nouvelle politique de sécurité avancent que le Japon s’est enfin doté de fondements juridiques pour éloigner le risque de guerre liés aux nombreux conflits territoriaux en Mer de Chine. Le Japon privilégierait ainsi le principe « d’autodéfense collective » et chercherait à contribuer au maintien de la paix mondial, tout en se défaisant de sa dépendance envers ses alliés[5]. Tokyo s’inscrirait ainsi dans un « pacifisme actif », formule énoncée par les partisans de ces nouvelles lois, afin de suggérer que les fondements même de la Constitution du Japon, c’est-à-dire le renoncement à la guerre et la paix perpétuelle, demeurent inchangés. Tokyo ne ferait qu’avancer davantage dans son projet de pacification de l’Asie de l’est et n’utiliserait la force militaire que pour se protéger et protéger ses alliés.

L’allié principal du Japon du point de vue militaire sont les Etats-Unis, depuis l’adoption du Traité de coopération mutuelle et de sécurité entre les Etats-Unis et le Japon en 1960. C’est la concrétisation d’une précédente alliance sécuritaire conclue en 1951, visant à donner un rôle plus actif aux forces japonaises. On peut d’ailleurs voir dans cette alliance les germes de ces nouvelles lois japonaises sur la sécurité nationale. Un rapport remis en 2012 par les Etats-Unis au gouvernement japonais suggère que les troupes japonaises adoptent une coopération militaire plus active avec les Américains, surveillent la mer de Chine méridionale et entreprennent des opérations de déminage au Moyen-Orient et dans le détroit d’Ormuz[6]. Ce rapport encourageait donc déjà le Japon à changer quelque peu sa stratégie de défense et à repenser son modèle pacifiste. Avant l’adoption de ces lois en septembre 2015, le Japon avait levé l’interdiction d’exporter des armes en avril 2015 et redémarré certains réacteurs nucléaires en août 2015. Il avait également planifié de nouvelles procédures de coopération militaire avec la Grande-Bretagne et les Etats-Unis.

Le Japon reste en effet depuis 1947 très dépendant des Etats-Unis du point de vue de sa sécurité, et cette relation influe largement sur la diplomatie japonaise. Ces lois de sécurité nationale lui permettront probablement de gagner en autonomie et de s’affirmer davantage face aux tensions régionales en Mer de Chine, et également vis-à-vis de la Chine, de la Corée du Sud ou de la Corée du Nord.

Le voisin chinois et les questions maritimes territoriales

Parmi les enjeux stratégiques régionaux qui subissent un nouveau ressort avec cette réorientation militaire japonaise, il y a la question des nombreux contentieux territoriaux en mer de Chine. La zone économique exclusive (ZEE) du Japon est très étendue, ce qui lui permet de multiplier par douze la superficie de son territoire et les zones où il peut intervenir en tant que puissance maritime [7]. Cette superficie est permise grâce à la présence d’îlots peu ou presque pas peuplés – souvent semi-artificiels. Entre autres, l’archipel des Senkaku est disputé à la fois par la Chine, Taïwan et le Japon (notamment pour ses gisements gaziers offshore et ses droits de pêche). Cette rivalité maritime entre les différentes puissances de la zone soulève des tensions, qui semblent réactivées et remises en question par le probable futur réarmement naval du Japon.

La Chine est l’un des principaux adversaires du Japon en mer de Chine en ce qui concerne les questions maritimes territoriales, et son émergence en tant que puissance militaire pose un enjeu stratégique au Japon. En effet, les dépenses militaires de Pékin s’accroissent de plus de 10% par an. Le Japon, de son côté, connait des difficultés budgétaires pour financer les effectifs et les matériels nécessaires à conduire cette nouvelle politique sécuritaire et pacifiste. Le pays tend à militariser ces îles semi-artificielles en mer de Chine, appuyé par la volonté des Etats-Unis de doter le Japon d’un rôle accru de surveillance de cette zone maritime sous tension [8]. Pour la Chine, l’armement possible du Japon soulève de nouveaux enjeux, en ce que ce dernier est surtout l’allié des Etats-Unis. Les nouvelles lois sécuritaires japonaises sont perçues en Chine comme renforçant « la force d’endiguement »[9] de l’alliance nippo-américaine. Cela pourrait inciter davantage la Chine à développer ses forces et sa puissance militaires.

Le triangle Etats-Unis, Japon, Corée face a la question Nord-Coréenne

Par ailleurs, des stratégies d’alliances se sont créées dans cette région et sont aussi concernées par le réarmement du Japon. Des alliances sécuritaires sont conclues par les Etats Unies avec le Japon dès 1951 et avec la Corée du Sud en 1954, ce qui a permis de créer une relation triangulaire stratégique solide entre ces trois pays, notamment en ce qui concerne la question nord-coréenne [10]. En Corée du Sud, une inquiétude se fait sentir concernant l’éventualité pour le Japon de mobiliser des troupes en cas de nouveau conflit entre les deux Corées [11]. Les Coréens favorisent en premier lieu leur alliance avec les Etats-Unis : il leur serait donc délicat de s’opposer à la volonté des Américains d’étendre le rôle militaire du Japon dans la région. Certes la Corée du Sud a toujours la possibilité de mettre son véto quant à l’envoi des forces japonaises en Corée, mais il se développe aussi l’idée de la nécessité de renforcer la solidarité entre les Coréens et les Japonais en faveur du maintien de la paix. Ainsi la Corée du Sud a exprimé des réticences quant à la nouvelle politique japonaise et la réorientation de l’alliance nippo-américaine, mais la présence d’un Japon plus puissant militairement peut aussi être un atout pour la Corée du Sud, notamment dans le maintien de la paix entre les deux Corées.

Les nouvelles lois sécuritaires du Japon et la possibilité d’un fort retour sur la scène stratégique régionale (mais aussi mondiale) des forces nippones soulèvent de nombreux enjeux pour les alliances militaires et les rivalités étatiques. Il s’agit pour le Japon de se réaffirmer en tant que puissance militaire régionale, mais aussi comme un allié de taille pour les Etats-Unis, tout en continuant à promouvoir une stabilité pacifique dans la région. Mais avant de pouvoir affirmer cette nouvelle politique militaire et stratégique, il semble bien que le Japon doive aller plus loin encore dans l’institutionnalisation de cette politique. Cela doit nécessairement passer par une révision de la Constitution, si le Japon veut pouvoir légitimer toute intervention, tant aux yeux du peuple japonais lui-même que pour ses pays alliés.

Bibliographie

[1] Bénédicte Beauchesne, 2015, Actu’Concours, Relations internationales, « Les nouveaux équilibres de l’Asie orientale et l’avenir de la zone Asie-Pacifique » à page 413.

[2] Article « Le choix des armes », Asahi Shimbun, Tokyo, 21 septembre 2015 à page 35 Courrier International.

[3] Rubrique « Contexte », Courrier international, page 35.

[4] Article « Shnizo Abe a mis les jeunes en colère », propos recueillis par Takayasu Endo, Mainichi Shimbun, Tokyo, 21 septembre 2015 à page 36 Courrier international.

[5] Article « Pour une armée digne de ce nom », Sankei Shimbun, Tokyo, 20 septembre 2015 à page 37-38 Courrier international.

[6] Rubrique « Contexte », Courrier international, page 36.

[7] Bénédicte Beauchesne, 2015, Actu’Concours, Relations internationales, « Les nouveaux équilibres de l’Asie orientale et l’avenir de la zone Asie-Pacifique » à page 409-410.

[8] Article « Pour une armée digne de ce nom », Sankei Shimbun, Tokyo, 20 septembre 2015 à page 37-38 Courrier international.

[9] Article « Une seule réponse : rester ferme », Renmin Ribao, Pékin, 19 septembre 2015 à page 39 Courrier international

[10] Bénédicte Beauchesne, 2015, Actu’Concours, Relations internationales, « Les nouveaux équilibres de l’Asie orientale et l’avenir de la zone Asie-Pacifique » à page 414.

[11] Article « Le Japon peut-il redevenir une menace ? », Kim Hyeon-su, Redian, Séoul, 25 septembre 2015

Fermer le menu