Haut-Karabakh: état des lieux d’un conflit aux larges résonances sur la scène internationale

Haut-Karabakh: état des lieux d’un conflit aux larges résonances sur la scène internationale

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Tandis que se creusent les tranchées, que les immeubles se vident de leurs habitants et que les croix se dressent en hommage aux combattants disparus, le monde découvre peu à peu cette région montagneuse du Caucase à l’histoire sombre et méconnue. Le Haut-Karabakh fait partie de ces espaces disputés inlassablement entre deux pays voisins que tout oppose. Un conflit si long qu’il semblait avoir été oublié par le reste du monde jusqu’à la réapparition d’une confrontation directe particulièrement violente à la fin du mois de septembre. 

Le blocage qui caractérise la situation du Haut-Karabakh naît de la confrontation entre deux principes essentiels du droit international : le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et le droit d’un État à garantir son intégrité territoriale. En effet, le Haut-Karabakh, peuplé de 150 000 habitants dont 97 % sont Arméniens chrétiens, est une région séparatiste de l’Azerbaïdjan, pays musulman auquel elle a été rattachée à l’initiative de Staline. Depuis que ces pays ne sont plus des Républiques socialistes soviétiques, l’Arménie et l’Azerbaïdjan s’affrontent au sujet de cette région qui a autoproclamé son indépendance en 1991 mais qui n’est reconnue par aucun État membre de l’ONU. L’ampleur des combats entre 1992 et 1994 notamment, a démontré à la communauté internationale la nécessité d’agir pour résoudre ce conflit complexe. Malgré tout, les violences se sont poursuivies régulièrement  tout au long des deux dernières décennies. 

Cet automne, la reprise des combats a déclenché l’engrenage des alliances et des réactions internationales, notamment du fait de l’implication directe de la Turquie. La montée en gamme de l’armement en lien avec cette internationalisation fait la singularité de ces nouvelles tensions.  Dans cet article, nous ne reviendrons pas sur l’histoire de la région (voir l’article de l’antenne Human Rights qui y est dédié) mais sur les questions de défense propres aux combats en cours et sur leur dimension internationale.


Une reprise des tensions prévisible et anticipée par les belligérants 

Si l’arrivée au pouvoir de Nikol Pachinian en Arménie, succédant à un gouvernement refusant tout compromis, avait suscité des espoirs de reprise des négociations, la perspective de nouvelles confrontations armées n’avait disparu d’aucun esprit. Depuis 2018, les deux présidents étaient parvenus à se mettre d’accord pour installer une ligne directe entre leur capitale, mais en arrière-plan, chacun préparait son plan alternatif. Les Arméniens poursuivaient leur intégration du Haut-Karabakh, région qu’ils nomment Artsakh, tandis que les Azerbaïdjanais préparaient leurs forces militaires.

La reprise des armes au Haut-Karabakh semble avoir pris de court les médias occidentaux mais en réalité, le dégel du conflit n’est pas si brutal. Un article de Joshua Kucera sur le site eurasianet démontre que, depuis juillet, tout présageait d’un nouvel embrasement du conflit. En effet, l’éclatement des combats le 27 septembre suite à une vaste offensive dite de «reconquête» mise en place par l’Azerbaïdjan, résulte de plusieurs mois d’incidents le long de la frontière. Depuis juillet, une propagande active mise en place par Bakou a été en partie à l’origine d’une poussée ultranationaliste dans sa population. Elle se caractérise par des manifestations de grande envergure visant à demander la guerre pour récupérer les terres occupées par les séparatistes.

L’Azerbaïdjan se préparait donc bien à un affrontement armé depuis un moment. Ses rendements pétroliers lui ont permis de monter en gamme militairement, en adoptant des équipements de dernières technologies, russes, turcs ou israéliens. En août, l’Azerbaïdjan et la Turquie ont organisé de vastes exercices militaires suite aux tensions de juillet qui avaient fait plusieurs morts dans l’armée azérie. Il s’agissait de rééquilibrer les forces militaires. Ainsi, le matériel turc est resté en Azerbaïdjan, et notamment les drones et avions F-16, très remarqués dans le conflit en cours. Ce même matériel avait été utilisé lors de l’intervention turque en Libye afin de soutenir le gouvernement de Fayez el-Sarraj. La Turquie semble défendre ses intérêts et préserver son influence au Proche et Moyen-Orient au moyen de cet équipement militaire mobile. 


L’intervention de la Turquie : une donnée nouvelle dans ce conflit ancien

Jusqu’ici, les deux pays se combattaient seuls. Aujourd’hui, l’intervention de la Turquie aux côtés de l’Azerbaïdjan apporte au conflit une dimension nouvelle et change la donne quant à son issue. Outre la livraison d’armes, la Turquie dépêche aussi des hommes sur le terrain. Les ministères des Affaires étrangères russes et iraniens et l’Observatoire Syrien des Droits de l’Homme ont confirmé les accusations rejetées par la Turquie concernant l’envoi de mercenaires issus des rangs djihadistes, ce qui est fortement dénoncé par l’Arménie et par une grande partie de la communauté internationale. Ces derniers accusent aussi la Turquie d’avoir allumé les braises du conflit et de continuer à souffler dessus : «C’est la Turquie qui a encouragé l’Azerbaïdjan à attaquer» atteste Nikol Pashinyan, Premier ministre et chef de l’État arménien. 

En effet, la Turquie a plusieurs intérêts à intervenir en soutien à l’Azerbaïdjan dans un conflit au Haut-Karabakh. D’abord, elle est au plus bas en ce qui concerne ses politiques intérieures : l’impopularité du pouvoir grandit face à la mauvaise gestion de la crise sanitaire et au marasme économique en cours. Intervenir dans le conflit permettrait à Erdogan de renforcer son pouvoir et son image aux yeux de la population en tentant de réunir le pays autour d’une cause extérieure. 

L’intervention au Haut-Karabakh se place aussi pleinement dans une politique d’élargissement de l’influence turque dans la région, impulsée par le président Erdogan. Abritant cinq pays turcophones, l’Asie centrale est un espace géographique clé à cette prétention. Ainsi, le conflit a éclaté au moment opportun pour la Turquie : elle profite du calendrier électoral américain mais aussi des tensions internes à l’OTAN et à l’Union Européenne, qui devraient détourner une éventuelle intervention des États-Unis ou des pays européens. Le vide laissé par les puissances traditionnelles est donc idéal pour la Turquie afin d’avancer vers son ambition de se poser comme leader du monde musulman et turcophone. 

L’arrivée des Turcs dans le conflit inquiète les Arméniens. Le souvenir centenaire du génocide, en partie à l’origine de la fondation de l’État, fait de la Turquie un acteur particulièrement malvenu. Le premier ministre Pashinyan a parlé de «menace existentielle». Les relations entre les deux pays se sont donc considérablement dégradées, remettant en cause leur longue et difficile construction : «Ces dernières années, la température des relations entre Arméniens et Turcs était normale. Même si la Turquie soutenait l’Azerbaïdjan politiquement, les Arméniens voyageaient en Turquie, faisaient des affaires. Plusieurs milliers vivent à Istanbul. Là, tout d’un coup, un siècle est effacé. Nous voilà de retour en 1920, quand pour la dernière fois les soldats turcs étaient dans le Caucase»  interprète Thomas de Waal, expert de la région au centre Carnegie. Cette nouvelle dimension pourrait ainsi être une source d’intensification du conflit, redoutée par la communauté internationale.


Entre jeux d’alliance et recherche unanime d’une désescalade des tensions, la communauté internationale ne reste pas silencieuse

Le Caucase est une région essentielle pour l’approvisionnement des marchés mondiaux en pétrole et en gaz. Ainsi, sa déstabilisation à partir du conflit du Haut-Karabakh n’est dans l’intérêt d’aucune puissance. La France a appelé à une cessation des hostilités et le haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères, Josep Borrell, a avoué que la situation était «très préoccupante». Il dénonce aussi toute forme d’ingérence au Haut-Karabakh, se plaçant dans une critique de l’intervention turque largement partagée par la communauté internationale. La Grèce en particulier, en conflit avec la Turquie dans ses eaux territoriales, a fait partie des premiers pays à élever sa voix contre cette ingérence. Le jeu des alliances internationales dépasse donc déjà le niveau des alliés des acteurs immédiats pour s’étendre aux opposants à ces acteurs extérieurs. 

Autre acteur exerçant une influence majeure dans la région : la Russie. C’est sur ces deux pays que reposent les principaux espoirs de soutien à l’élaboration d’un processus de négociation. Ses exportations d’armes vers les deux belligérants rendent la position de la Russie difficile. Cependant, elle pencherait plutôt du côté de l’Arménie, chez qui elle possède une base militaire importante et avec qui elle a établit un accord de défense. Tandis qu’Erdogan s’entretenait avec son homologue azerbaïdjanais, Ilham Aliyev ; Poutine rencontrait le premier ministre arménien, Nikol Pashinyan. Le 14 octobre, le Kremlin a annoncé que les deux présidents russes et turcs s’étaient mis d’accord sur «l’urgente nécessité d’efforts solidaires pour mettre fin le plus rapidement possible au bain de sang et assurer une transition vers un règlement pacifique». En réalité, la Russie joue des intérêts importants pour son image internationale dans sa capacité à résoudre le conflit. 


La Russie entend conserver son image internationale face à la dégradation de la situation dans son aire d’influence 

S’il y a un espace dans le monde où la Russie entend bien conserver son influence, c’est dans les anciennes Républiques soviétiques. Le pays voit d’un mauvais œil l’élargissement de l’influence turque dans sa chasse-gardée. La Russie joue la carte de l’image de la collaboration avec la Turquie pour résoudre le conflit, mais elle compte rester l’acteur principal dans la région: «Les diplomates russes, qui n’avaient pas vu cette crise venir, ont été très actifs en coulisses pour obtenir l’arrêt des combats. Le Kremlin ne veut pas perdre son rôle d’arbitre dans cette région», confie un haut diplomate européen à Moscou. 

Le conflit entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie ne fait que s’ajouter aux troubles qui caractérisent les anciennes Républiques socialistes soviétiques depuis plus ou moins longtemps. En Ukraine, le conflit du Donbass semble sans fin. En Biélorussie, les manifestations pour demander le départ d’Alexandre Loukachenko continuent depuis plus de deux mois. Au Kirghizistan, c’est aussi un chaos politique qui s’est installé après des élections législatives contestées. Moscou doit garder la tête froide face aux déstabilisations qui caractérisent son aire d’influence directe. «Ces trois crises très différentes n’ont pas de lien direct mais elles montrent les limites d’une politique figée qui n’a pas tenu compte de l’évolution des sociétés, ainsi que de la montée en puissance d’autres acteurs comme la Turquie, l’Iran et la Chine dans l’espace post-soviétique. Au lieu d’anticiper, Moscou s’est contenté de gérer le statu quo et les conflits gelés dans le seul but d’empêcher l’adhésion de ces pays à des alliances considérées comme hostiles. Par ailleurs, la Russie est relativement démunie et manque de leviers. D’où sa prudence et son attentisme. » analyse Tatiana Kastoueva-Jean, directrice du Centre Russie à l’Institut français des relations internationales (Ifri). En endossant un rôle d’arbitre réfléchi et raisonnable, Poutine entend garder son image de fin stratège sur la scène internationale. Cette politique a permis la négociation d’un cessez-le-feu le 10 octobre, qui a été très vite enfreint. 


Vers un état de guerre durable ?

En attendant, les combats armés persistent sur la ligne de front, les accords de cessez-le-feu semblent vains et la région se transforme petit à petit en champ de bataille. C’est une guerre conventionnelle qui s’est installée au Haut-Karabakh, se caractérisant par un front mobile sillonné de tranchées. Elle rappelle le conflit de 1994, qui avait fait 30 000 morts. Aujourd’hui, les pertes humaines sont difficiles à déterminer, mais les combats sont particulièrement meurtriers, notamment pour les jeunes, du fait de la mobilisation générale entreprise par les deux pays. 

Si l’Azerbaïdjan domine militairement le conflit, du fait de sa maîtrise des airs, elle n’est parvenue à  prendre aucune ville significative pour le moment et ses gains territoriaux restent faibles. La résistance du côté des séparatistes arméniens est efficace, et l’équilibre des forces se rattrape dans le domaine de l’artillerie et des missiles. Sur le front principal de Martakert, ville stratégique qui peut à chaque instant tomber aux mains des forces azerbaïdjanaises, la défense arménienne tient bon tandis que les lignes des deux camps ne sont distantes que de trois kilomètres à ce jour. En revanche, dans la région de Hadrut, front qui abrite les plus grandes violences, les lignes de défense séparatistes ont cédé. David Babayan, conseiller pour les affaires étrangères de la présidence du Haut-Karabakh, confesse: «Sur les fronts, la situation est difficile. Mais, en près de trois semaines d’une guerre d’une telle intensité, face à un ennemi azerbaïdjanais fortement soutenu par l’armée d’un pays de l’OTAN, les pertes territoriales sont limitées et nos forces font preuve d’un héroïsme irréel». Les séparatistes doivent faire face à un manque de préparation en ce qui concerne les équipements militaires contrairement à l’Azerbaïdjan, qui a joué dessus. Le programme de renforcement des structures militaires, adopté en juillet par les autorités de la région n’a pas encore eu le temps de voir le jour. Ainsi les combattants doivent compter sur des installations datant de l’époque soviétique. 

La peur aujourd’hui est celle d’une escalade qui entraînerait une extension du conflit armé en dehors de la région séparatiste du Haut-Karabakh. Les deux pays ont déjà vu des missiles atterrir sur leur territoire et l’Azerbaïdjan a reconnu avoir frappé des sites de lancement de missiles sur le sol arménien. Les capacités de frappe des missiles utilisés dans le conflit dessinent un cercle de 200 kilomètres de diamètre autour de chaque pays. De plus, si l’Azerbaïdjan promet de rester dans le respect du droit international, le pays a aussi annoncé vouloir nettoyer le Haut-Karabakh des Arméniens. Au premier mois du début du conflit, la situation reste donc très incertaine et inquiétante au Haut-Karabakh. 


Bibliographie 

– «Pourquoi l’Arménie et l’Azerbaïdjan s’affrontent dans le Haut-Karabakh», article du Monde, 28/09/2020

– Smolar Piotr, «Le vieux conflit du Haut-Karabakh, reflet des dérèglements de l’ordre international», Le Monde, 09/10/2020

– Magnard Camille, «L’inéluctable reprise des hostilités au Haut-Karabakh», transcription de la revue de presse internationale, France culture, 29/09/2020

– Noé Jean-Baptiste, Guerre au Haut-Karabakh, podcast de la Revue Conflits, 01/10/2020

– Conflit au Haut-Karabakh: le point de vue de l’Azerbaïdjan, revue Conflits, 08/09/2020

– François d’Alençon, Les ressorts de Vladimir Poutine face aux crises dans l’espace post-soviétique, Le Croix, 11/10/2020

– Douhki Noura, Haut-Karabakh: Israël et la Turquie dans le même camp, mais jusqu’à quand?, L’Orient-Le Jour, 03/10/2020

– Ourdan Rémy, Dans le Haut-Karabakh, sur la ligne de front, un déluge de feu et des combats acharnés, Le Monde, 15/10/2020





Emma Josso

Ancienne élève de la Sorbonne, j'étudie désormais les relations internationales à Sciences Po Strasbourg. Je suis intéressée par la politique étrangère américaine mais aussi par la géopolitique des pays en développement, particulièrement en Amérique latine et en Asie.

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