Depuis la Seconde Guerre mondiale au moins, les pays européens sont sous l’aile des Etats-Unis, notamment lorsqu’il est question de sécurité et de défense. Encore aujourd’hui, nombre d’entre eux, notamment les pays scandinaves ou les pays d’Europe centrale, comptent sur les Etats-Unis et, plus largement, sur l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) pour la défense de leur territoire. Néanmoins, certaines puissances européennes, dont la France, l’Allemagne, l’Espagne et l’Italie, ont récemment donné un élan nouveau à la construction d’une Europe de la défense qui attire de plus en plus les pays européens. Ainsi, les initiatives, dans le cadre de l’Union européenne (UE) ou non, se multiplient. Or, considérer la construction de politiques et d’instruments européens en matière de sécurité internationale et de défense implique nécessairement de regarder du côté des relations entre l’Europe et les Etats-Unis.
Qu’est-ce que l’Europe de la défense ?
Après l’échec de la Communauté européenne de défense (CED) en 1954, la construction de l’Union européenne s’est largement concentrée sur les domaines commerciaux, techniques et industriels. Le traité de Maastricht institue la politique étrangère et de sécurité commune (PESC). Dans ce cadre est également créée la politique de sécurité et de défense commune (PSDC) qui donne à l’UE la possibilité d’utiliser des moyens civils et militaires pour gérer des crises internationales. D’autres avancées sont notables, dont la création d’un Haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité qui est également vice-président de la Commission européenne. Enfin, de nombreuses structures institutionnelles voient le jour au fur et à mesure que des nouveaux traités sur l’UE sont signés. Pour n’en mentionner qu’un, le Service européen pour l’action extérieure (SEAE), situé à Bruxelles, a notamment pour objectif d’assister le Haut représentant à la PESC.
Pour autant, les politistes et sociologues soulignent un écart important entre les discours prononcés à l’échelle européenne et les avancées très modestes, largement ralenties par des contraintes institutionnelles[1] (le concept de « capabilities-expectations gap » de Christopher Hill).
Néanmoins, le terme d’ « Europe de la défense » recouvre la coopération entre Etats européens dans le cadre de l’UE, de l’OTAN, ou encore de relations bilatérales (ou multilatérales). Ce concept est donc suffisamment large pour parler autant de l’Initiative européenne d’intervention (IEI), impulsée en 2018 par le président français Emmanuel Macron à l’occasion de son discours de la Sorbonne, que des Coopérations structurées permanentes (CSP), lancées en 2017 dans le cadre de l’UE. Sous le terme d’Europe de la défense, on peut également penser aux opérations conjointes, comme l’EUTM au Mali, qui vise à former les soldats maliens, ou encore Takuba, force européenne apportant un soutien à Barkhane. La Task Force Takuba, idée française dont le mot avait été diffusé aux partenaires européens fin 2018, a déclaré sa capacité opérationnelle initiale à l’été 2020. L’Estonie, la Suède et la République tchèque sont les premiers alliés qui envoient des soldats dans ce cadre.
L’Europe de la défense ne peut donc pas seulement se résumer à des traités européens ou à des projets politiques. Elle est certes valorisée à travers les déclarations politiques, mais elle s’incarne également dans des projets concrets, comme les projets CSP ou Takuba. Etant considérée la chronologie de ces avancées, force est de constater que nous ne sommes qu’aux débuts de l’Europe de la défense.
Un projet vivement critiqué par les Etats-Unis
Le président américain Donald Trump ne s’est jamais retenu de critiquer le projet européen, y compris dans le domaine de la défense. L’idée du PR Emmanuel Macron relative à la création d’une armée européenne avait été dénoncée comme « insultante » par Donald Trump qui réclamera à cette occasion que la France « paie sa part » à l’OTAN. Un an plus tard, en 2019, la Haute représentante à la PESC, Federica Mogherini, a reçu deux lettres de diplomates américains déplorant les dernières avancées de l’UE en matière de défense et sécurité, et notamment les CSP qu’ils perçoivent comme « un retour en arrière dramatique après les 3 dernières décennies d’intégration croissante du secteur transatlantique de la défense ». Elu sur un programme protectionniste, c’est pourtant ce que Trump semble reprocher à l’UE. Florence Parly avait d’ailleurs appelé à ne pas être naïf : les Etats-Unis souhaitent voir les dépenses européennes augmenter en matière de défense pour accroître les investissements dans les armements américains. Federica Mogherini, après avoir été interpellée par les diplomates américains, rationalisait la situation : il n’est pas question d’un « Buy European Act », comme il peut en exister aux Etats-Unis, et le marché européen est largement ouvert aux entreprises américaines.
Ainsi, les pays européens ne tournent pas le dos aux Etats-Unis, largement considérés comme des experts en matière de défense.
Quelle place pour l’Europe de la défense face à l’OTAN ?
Il est peu contestable que les Etats-Unis ont dorénavant davantage les yeux rivés vers le Pacifique, plutôt que vers l’Europe – orientation stratégique déjà amorcée sous l’administration Obama. Les Etats-Unis ont récemment retiré de nombreuses troupes d’Europe (stationnées en Allemagne et en Norvège notamment). Pour autant, la ligne communicationnelle entre les Etats-Unis et la Norvège restent la réaffirmation du lien entre les deux nations et la continuité de leur coopération militaire, notamment dans le cadre de l’OTAN.
Ainsi, l’OTAN est encore considérée comme la pierre angulaire de la défense européenne, y compris pour des pays comme la France[2] ou encore l’Allemagne. Les engagements CSP rappellent d’ailleurs à ce titre qu’ils visent une coopération « (…) sans préjudice envers les engagements pris en cette matière au sein de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord ». Les deux projets ne sont donc pas, officiellement, présentés comme concurrentiels.
Pour autant, les dernières décisions américaines remettent en cause la cohérence et la stabilité de l’OTAN, qui semble perdre en crédibilité depuis le manque de considération de Trump à l’égard de ses alliés, comme le témoigne sa décision unilatérale de retirer les troupes américaines de Syrie. Emmanuel Macron était allé jusqu’à parler de « mort cérébrale » de l’Alliance. A cette occasion, la chancelière allemande Angela Merkel s’était d’ailleurs détachée des propos de son homologue français, rappelant ainsi l’importance de l’OTAN pour la défense allemande.
En sociologie des relations internationales, deux concepts peuvent caractériser une relation entre deux pays : le bandwagoning, quand un pays plus faible est sous l’aile d’une grande puissance ; le balancing, quand une puissance fait concurrence à une autre puissance. Il semble trop tôt pour dire si l’Europe de la défense a le potentiel de concurrencer les Etats-Unis, mais de nombreuses initiatives visent en tout cas à lui donner une réelle autonomie en matière de défense et de sécurité.
Sources :
« Armée européenne: Trump juge les propos de Macron «très insultants », Le Figaro, 9 novembre 2018, https://www.lefigaro.fr/international/2018/11/09/01003-20181109ARTFIG00370-armee-europeenne-trump-denonce-les-propos-insultants-de-macron.php
« Les Etats-Unis critiquent les initiatives de l’UE en faveur de l’industrie européenne de la défense », Opex 360, 15 mai 2019, http://www.opex360.com/2019/05/15/les-etats-unis-critiquent-les-initiatives-de-lue-en-faveur-de-lindustrie-europeenne-de-la-defense/
« La très lente éclosion de la force européenne Takuba au Mali », Le Monde, 3 août 2020, https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/08/03/la-tres-lente-eclosion-de-la-force-europeenne-takuba-au-mali_6048008_3212.html
« US to end deployment of US Marines in Norway after boosting it in 2018 amid Russian tensions », CNN, 7 août 2020, https://edition.cnn.com/2020/08/07/politics/us-marines-norway/index.html
« Défense européenne : le défi de l’autonomie stratégique », Rapport 626 du Sénat, https://www.senat.fr/notice-rapport/2018/r18-626-notice.html
« ‘La France n’a pas signé pour ça’ : pourquoi Macron pense que l’OTAN est en état de ‘mort cérébrale’ », Le Monde, 08 novembre 2019, https://www.lemonde.fr/international/article/2019/11/08/pour-macron-l-otan-se-trouve-en-etat-de-mort-cerebrale_6018471_3210.html
[1] L’objectif de l’article n’est pas de décrire les étapes de la construction de l’Europe de la défense. Un autre article de l’antenne ISD y sera plus largement consacré.
[2] Cf. Le rapport 626 du Sénat.