Dix ans après les « Printemps arabes » : quelle est la situation politique et sécuritaire dans ces pays ?

Dix ans après les « Printemps arabes » : quelle est la situation politique et sécuritaire dans ces pays ?

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Il y a exactement dix ans, une vague de contestations secouait de nombreux pays du Maghreb et du Moyen-Orient. L’étincelle de ce vaste mouvement : l’immolation de Mohamed Bouazizi, jeune tunisien issu du centre défavorisé du pays, le 17 décembre 2010. Très vite après son acte de désespoir, des manifestations d’ampleur ont lieu en Tunisie. Le 14 janvier 2011, la chute de Ben Ali, au pouvoir depuis 23 ans, consacre le succès de la révolution tunisienne qui devient alors un modèle dans de nombreux pays arabes.

Dès lors, le mécontentement se propage au-delà des frontières de la Tunisie, en Égypte, en Syrie, en Arabie Saoudite… De l’ouest du Maghreb au sud de la péninsule arabique, la fièvre contestataire se répand dans au moins 12 pays entre janvier et mars 2011 (Tunisie, Algérie, Libye, Maroc, Egypte, Syrie, Yémen, Jordanie, Arabie Saoudite, Bahreïn, Oman, Irak). L’image de peuples arabes se soulevant par soif de démocratie, d’égalité et de libertés fait alors le tour du monde et le nom “Printemps arabes” est attribué au mouvement de façon exogène, en référence au Printemps des peuples européens de 1848. Le printemps est un temps de renaissance vers des jours meilleurs, mettant fin à l’hiver long et sombre. L’espoir est immense et les gouvernements, pourtant en place depuis longtemps, semblent perdre le contrôle. Une décennie plus tard, qu’en est-il de cet espoir, de la construction de la démocratie et de la situation sécuritaire dans ces pays ?

(en noir : chute du gouvernement, en bleu : réformes, en marron : guerre civile, en rouge : mouvement d’ampleur prolongé, en beige : autres protestations, en gris : pays non arabes touchés par un mouvement social simultané)

Dix ans plus tard : des désillusions politiques et sociales

Le fameux slogan « Dégage ! », scandé dans tout le monde arabe pendant les contestations, reflétait les similarités des situations politiques dans ces pays : des pouvoirs forts voire autoritaires, des régimes qui ne se renouvellent pas, des dirigeants minés par la corruption et le clientélisme. La détermination de peuples longtemps opprimés a permis de renverser des dictatures très enracinées. Le tunisien Ben Ali, l’égyptien Hosni Moubarak, le libyen Mouammar Kadhafi, le yéménite Ali Abdullah Saleh et le soudanais Omar el-Béchir totalisaient à eux cinq 146 années de règne. Tous ont été renversés par les mouvements contestataires de 2011 ou par leurs répliques, provoquant ainsi un bouleversement politique dans les mondes arabes. Cependant, ils sont aussi créateurs d’un vide politique et ouvrent une période d’incertitudes. Très vite, des observateurs, tels que le professeur de droit américain Noah Feldman, parlent d’un « hiver arabe » pour désigner les tourments politiques qui ont suivi les mouvements protestataires, car ce vide n’a pas été comblé par les réformes sociales et démocratiques réclamées par la rue.

Manifestants à Tunis le 14 janvier 2011, quelques heures avant la fuite de Ben Ali

Dans au moins deux pays, au Bahreïn et en Égypte, la répression autoritaire s’est renforcée. En Égypte, les urnes mènent à l’élection de l’islamiste Mohamed Morsi en 2012, renversé dès l’année suivante par l’armée, amenant le général Abdel Fattah al-Sissi au pouvoir. La répression est particulièrement sévère et le pays compterait aujourd’hui 60 000 prisonniers politiques. Le taux d’approbation de 98,1% de la constitution de 2014 et l’élection et la réélection d’al-Sissi à 96,9% et 97,1% respectivement font croire à un semblant de démocratie avec une forte assise populaire du leader alors qu’en réalité toute opposition est bridée. Et ce dernier ne semble pas prêt à abandonner le pouvoir : l’approbation par référendum de la révision de la constitution en 2018 lui permet de briguer un troisième mandat. De plus, l’arrestation de défenseurs des droits de l’homme, les lois portant sur les médias et internet ou les mesures prises à l’encontre des homosexuels ont suscité l’inquiétude de la communauté internationale. Le général al-Sissi a finalement établi un régime au moins aussi autoritaire que Moubarak. Au Bahreïn, la mobilisation de 2011 a été étouffée par une répression exogène lorsque les pays du conseil de coopération du Golfe sont intervenus dans le pays pour soutenir le pouvoir sunnite en place face à un mouvement qu’ils considèrent chiite. Cette démonstration de force militaire accompagnée d’une forte répression a durablement fait taire les contestations dans le pays. Sa classe politique a aussi œuvré à écraser toute opposition durant cette décennie, notamment par la dissolution et l’interdiction de se présenter et de participer aux élections pour les anciens membres de partis dissous.

Dans beaucoup d’autres pays, la peur suscitée par la chute de régimes qui semblaient très stables a mené les gouvernements à concéder certaines réformes politiques et sociales pour éteindre la colère populaire. C’est le cas de l’Arabie Saoudite qui a lancé des plans de mesures sociales importants, ou encore du Maroc ou de la Jordanie entre autres, qui ont pris des mesures politiques. Les pouvoirs sacrifient certains membres de leur gouvernement ou promettent des réformes constitutionnelles. Cependant, les problèmes de fond n’ont généralement pas été résolus, et si les résultats des Printemps arabes varient selon les pays, beaucoup se retrouvent aujourd’hui dans des situations sociales et politiques égales sinon pires qu’au début des mouvements. Instigatrice du mouvement, la Tunisie est le seul pays qui a plus ou moins réussi sa transition démocratique, non sans difficulté. Cependant la situation sociale ne s’est pas améliorée : le pays souffre toujours d’un déséquilibre saillant et de fortes inégalités entre ses territoires. Ainsi, en 2018, l’immolation du journaliste Zorgui dans le centre du pays, d’où était parti le mouvement, exprimait cet échec. La population qui avait lancé la révolution est aussi celle qui en a été dépossédée.

L’année 2019 a été marquée par la contestation populaire dans beaucoup de pays du monde. Certains pays arabes ont connu une seconde vague révolutionnaire, qui est le résultat de ces désillusions. Ainsi, le Liban avait connu des manifestations limitées en 2011, notamment par peur d’un retour au désordre et du spectre de la guerre civile. Cependant, face à l’échec du gouvernement à sortir le pays de la crise économique et l’annonce de nouveaux impôts sur l’essence, le tabac et les appels en ligne notamment, des manifestations massives voient le jour au sein d’un mouvement de contestation qui est encore actif aujourd’hui. En Irak, les manifestations demandant le départ du gouvernement et protestant contre la corruption, le chômage, la déliquescence des services publics et la tutelle de l’Iran, sont réprimées sévèrement. Au Soudan, des manifestations qui sont l’expression de la colère d’une partie de la population face à l’augmentation des prix, commencent dès la fin de l’année 2018. En Algérie, l’annonce de la candidature de Bouteflika, au pouvoir depuis 1999, à un cinquième mandat présidentiel a ravivé la contestation, menant à une mobilisation massive: “le Hirak”, ou “mouvement” en arabe. Sans que le lien ne puisse réellement être établi, certains observateurs y ont vu un second printemps arabe. Au Soudan, les manifestations de 2019 mènent à un coup d’État et à la chute d’Omar Al-Bachir après trente ans de pouvoir, au Liban à la démission du premier ministre Saad Hariri, en Irak à celle du premier ministre Adel Abdel-Mahdi et en Algérie à celle de Bouteflika. Ces nouvelles mobilisations montrent que les revendications initiales sont toujours présentes et prêtes à être exprimées, et que rien n’est encore joué pour les régimes qui n’ont pas chuté en 2011.

À l’inverse, dans plusieurs pays, le vide politique a été comblé par des conflits armés et durables.

Dix ans plus tard : trois pays enlisés dans des guerres civiles aux ramifications internationales

Les événements de 2011 ont durablement plongé la Syrie, la Libye et le Yémen dans des guerres qui reflètent les mutations actuelles de la conflictualité : ces conflits sont plus complexes, entremêlent des acteurs étatiques et non-gouvernementaux multiples et sont plus longs et plus difficiles à résoudre. En Syrie, c’est la détermination du leader à rester au pouvoir, utilisant généreusement la répression, qui a fait glisser le pays vers la guerre civile. Au contraire, au Yémen et en Libye, la chute des régimes (après une intense répression dans le cas du Yémen) s’est accompagnée d’un conflit armé. Ce ne sont pas les manifestations qui sont directement à l’origine des conflits armés mais elles ouvrent des brèches d’instabilité dans lesquelles s’infiltrent et se ravivent des objets de tensions multiples et parfois anciens : séparatismes, conflits religieux…

En Syrie, la logique révolutionnaire de 2011 contre Bachar al-Assad s’est transformée en guerre civile puis en un conflit internationalisé impliquant l’Iran et la Russie aux côtés d’al-Assad, mais aussi la Turquie du fait des conséquences de la guerre sur son territoire. En dix ans, la guerre syrienne a coûté la vie de plus de 350 000 personnes et déplacé 13 millions d’autres, soit 60% de la population. Aujourd’hui, si la victoire d’al-Assad semble la plus probable du fait de ses soutiens internationaux, le pays est en ruine et la perspective de reconstruction et de réconciliation reste lointaine. Au Yémen, le soulèvement s’est aussi transformé en conflit civil aux ramifications régionales, même si le pays est dans une situation de guerre quasi continue depuis les années 1990. Le conflit s’est densément complexifié avec la reprise de l’insurrection houthiste, avec l’intervention saoudienne et avec la prise de contrôle de certains territoires par des groupes terroristes profitant de l’instabilité. Aujourd’hui, le conflit perdure tandis que le pays est dans une situation humanitaire et sanitaire désastreuse.

La capitale du Yémen Sanaa, après les tirs aériens saoudiens sur les Houtis, octobre 2015

En Libye, la contestation populaire et la mobilisation de la communauté internationale ont mis fin à une dictature vieille de 42 ans, la situation ne pouvait donc que s’améliorer. Pourtant, le pays a vite plongé dans le chaos et la situation reste incertaine aujourd’hui. La Libye s’est divisée en deux “camps”, celui de Sarraj à l’Ouest et celui d’Haftar à l’Est, chacun doté de son propre parlement et de son gouvernement. Le mouvement se transforme donc progressivement en une guerre civile entre deux forces armées. En parallèle de cette fragmentation du pays, les réseaux djihadistes se sont nourris de l’instabilité pour prospérer, complexifiant davantage le conflit. Les hostilités ont aussi été prolongées du fait des ingérences étrangères, de la part de la Turquie et de la Russie notamment. Un accord de cessez-le-feu a finalement été signé en octobre 2020 pour permettre de continuer les négociations directes. Le 10 mars dernier, le Parlement réunifié accorde son vote de confiance au nouveau gouvernement d’union nationale (GUN), dirigé par Dbeibah, destiné à accompagner la transition jusqu’aux élections prévues en décembre. Les pays occidentaux ont félicité cette solution et le pays semble alors tourner la page de l’instabilité des lendemains de 2011. Cependant, la légitimité du gouvernement est déjà mise en cause par des soupçons de corruption et par les connexions entre Dbeibah et Khadafi dans le passé.

Dix ans plus tard : trop tôt pour faire le bilan ?

Les « printemps arabes », comme ils ont été nommés, n’ont pas toujours eu les effets sociaux et politiques escomptés mais ils n’ont pas fini de faire valoir leurs retombées. En une décennie, les processus de démocratisation et de pacification ont été mis à mal par les guerres civiles, les coups d’État et les interventions militaires. Ces dix dernières années n’ont donc pas vu la situation s’améliorer dans beaucoup de ces pays, mais des aspirations à des changements sont toujours tangibles parmi une partie de leurs populations. Les mouvements récents montrent que la volonté d’autodétermination des peuples arabes est toujours présente. Cependant il faut replacer le mouvement sur le temps long. Ces pays sont encore pour beaucoup d’entre eux dans une période de construction politique après la domination ottomane et la tutelle européenne.

Sources

Barthe Benjamin, « Dix ans après les « printemps arabes », le chaos et l’espoir », Le Monde, 15/01/2021. https://www.lemonde.fr/international/article/2021/01/15/dix-ans-apres-les-printemps-arabes-le-chaos-et-l-espoir_6066426_3210.html

Bobin Frédéric, « En Libye, la réconciliation assombrie par des soupçons de corruption », Le Monde, 12/03/2021. https://www.lemonde.fr/afrique/article/2021/03/12/en-libye-la-reconciliation-assombrie-par-des-soupcons-de-corruption_6072947_3212.html

« Dix ans après l’euphorie, que reste-il du « Printemps arabe » ? », AFP, Le Point, 23/11/2020, https://www.lepoint.fr/monde/dix-ans-apres-l-euphorie-que-reste-t-il-du-printemps-arabe-23-11-2020-2402205_24.php

Noé Jean-Baptiste, “Printemps arabes, 10 ans après – Kader Abderrahim”, podcast, Conflits, 21/03/2021

Site du Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, dossiers pays. https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays

« Syrie : 10 ans de guerre en 10 chiffres », ONU Info, 15/03/2021. https://news.un.org/fr/story/2021/03/1091792

Waryn Anne-Charlotte, « Printemps arabes : quel bilan 10 ans après ? », Arte vidéos, 2021. https://www.arte.tv/fr/videos/101716-000-A/printemps-arabe-quel-bilan-10-ans-apres/

Emma Josso

Ancienne élève de la Sorbonne, j'étudie désormais les relations internationales à Sciences Po Strasbourg. Je suis intéressée par la politique étrangère américaine mais aussi par la géopolitique des pays en développement, particulièrement en Amérique latine et en Asie.

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