Les drones d’Addis-Abeba

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Ethiopie, fin 2021 : les forces gouvernementales, menées par le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed, reprennent le dessus dans le conflit qui les oppose depuis plus d’un an aux forces rebelles tigréennes. Leur arme ? Des drones armés, nouvel atout stratégique dont ne cesse de s’équiper Addis-Abeba.

Novembre 2020 : le début d’un conflit ethnique et politique

Bien que minoritaire en Ethiopie, l’ethnie tigréenne a dominé pendant près de trente ans les institutions politiques et sécuritaires du pays. En 2018 cependant, Abiy Ahmed, d’origine oromo, est élu Premier Ministre de l’Ethiopie. Ces premiers mois au pouvoir sont marqués par des gestes d’apaisement (libération de prisonniers politiques, réconciliation avec les communautés chrétiennes, fin de la guerre avec l’Erythrée …), qui lui vaudront le Prix Nobel de la Paix en 2019.

Au Nord de l’Ethiopie pourtant, les Tigréens, qui représentent 6% de la population, accusent le pouvoir de les marginaliser : en septembre 2020, ils organisent leurs propres élections. Addis-Abeba y voit une volonté de faire sécession : dans la nuit du 3 au 4 novembre 2020, les troupes gouvernementales envahissent le Tigré. Bilan, des milliers de morts, bien plus de déplacés, et une crise humanitaire qui dure encore aujourd’hui. Le 28 novembre 2020, la victoire déclarée par le Premier ministre Abiy Ahmed n’est en réalité qu’une relative trêve : le Front de libération du peuple du Tigré (TPLF) reprend la région, et déferle dans les régions voisines, jusqu’aux portes de la capitale, Addis-Abeba. Leur but, mettre hors d’état de nuire le gouvernement d’Abiy Ahmed.

En décembre 2021, suite à des frappes gouvernementales répétées, les Tigréens se replient au Nord du pays, quittant les régions de l’Amhara et de l’Afar, qu’ils avaient saisies.

Décembre 2021 : changement dans le rapport de forces

Alors que les combats avaient cessé, laissant espérer l’enclenchement d’un processus de paix, les rebelles tigréens ont déclaré, le 25 janvier 2021, reprendre les combats. Dans un communiqué, le TPFL estime que l’intensification au cours des derniers jours des frappes gouvernementales depuis l’Afar les y obligent.

Pour mener à bien ces frappes, l’une des armes privilégiées par le gouvernement d’Addis-Abeba sont les drones, qui permettent au Premier ministre de ne pas envoyer ses troupes au sol, et de saper les forces rebelles.

Grâce à l’utilisation de drones, les forces gouvernementales éthiopiennes ont renversé le rapport de force dans ce conflit long de 14 mois. En décembre 2021, alors que les rebelles Tigréens faisaient trembler l’exécutif à Addis-Abeba, les frappes aériennes ont permis de contrer subitement leur avancée sur la capitale. Les tirs de précision permis par ces engins ont ravagé les moyens à la disposition des forces du TPLF, tels que leurs chars ou leur artillerie. Cibles faciles, les Tigréens se sont trouvés face à l’impossibilité de ravitailler leurs troupes avancées sur la ligne de front. En effet, comme l’explique Alex de Waal, chercheur britannique spécialisé sur la politique des élites africaines, il n’existe qu’une seule route reliant le sud du Tigray à Shewa, près d’Addis-Abeba. En décembre, les drones employés par les forces gouvernementales ont systématiquement fait feu sur les chars empruntant cette route.

Sapant les effectifs et le moral des troupes rebelles, les drones sont également un atout considérable en termes de renseignement, permettant de contrer la géographie montagneuse du pays. Ce sont également des appareils moins coûteux à mettre en opération, et qui ne mettent pas en danger les forces humaines pro-gouvernementales.

Elles mettent toutefois en danger les populations civiles du Tigré. Selon l’ONU, ce sont au moins 108 civils qui ont été tués depuis janvier par les frappes aériennes menées par les forces gouvernementales. Le 7 janvier, une frappe a tué 58 civils, réfugiés dans une école de la ville de Dedebit. C’est la plus meurtrière à ce jour.

Dans tout conflit de longue durée, et qui plus est dans un conflit où les drones jouent un rôle important, les pertes parmi les civils sont, hélas, une réalité à laquelle il est difficile d’échapper. Armes de précision, les drones ne sont pas moins la cause de nombreuses morts parmi les civils, et la guerre éthiopienne n’échappe pas à la règle.

Le 24 juin 2021, une frappe aérienne a fait plusieurs victimes dans le village de Togoga. Accusées d’avoir frappé des civils, les forces gouvernementales ont affirmé avoir visé un rassemblement de rebelles tigréens, trouvant “inacceptable” que ces soldats soient assimilés à des civils. L’étaient-ils réellement ? Hélas, le peu d’accès à la région ne permet pas aux autorités compétentes de se rendre sur place afin d’enquêter sur la véracité des faits, ainsi que sur de nombreuses autres allégations de crimes de guerre, prêtées aux forces gouvernementales.C’est pourquoi l’ONU ne cesse de demander l’accès à la région, afin de pouvoir enquêter sur les potentiels crimes de guerre prêtés au gouvernement éthiopien.

D’où viennent les drones d’Addis-Abeba ?

Le nombre de drones armés possédés par les troupes d’Abiy Ahmed s’élèverait à seulement quelques dizaines selon les diverses estimations publiées sur le sujet. En face, les rebelles Tigréens n’ont pas accès à cette arme de plus en plus importante stratégiquement.

Au cours des derniers mois, des rapports concernant l’usage de drones armés en provenance de Turquie, d’Iran ou de Chine, n’ont cessé d’apparaître. La Turquie, tout particulièrement, est connue pour ses exportations de drones militaires : le conflit de 2020 dans le Haut-Karabagh en est un exemple. Au cours de l’année 2021, les exportations turques d’engins armés aériens vers l’Ethiopie n’ont eu de cesse d’augmenter régulièrement. Au cours des trois premiers mois de l’année 2021, ces exportations représentaient 21 millions de dollars. L’un de ces drones, un Bayraktar TB2, est à l’origine de la frappe du 7 janvier 2022.

La vente de ces drones pourrait bien placer la Turquie dans une position inconfortable : signataire du Traité sur le commerce des armes (TCA) depuis 2013, le pays est tenu d’estimer les risques encourus par les civils lors de l’usage de ces drones. Toutefois, la Turquie n’a pas ratifié ce traité, et les bénéfices qu’elle pourrait tirer d’une victoire d’Abiy Ahmed sont suffisamment séduisants pour s’exposer à davantage de sanctions internationales.

La paix éthiopienne, enjeu majeur pour le continent Africain

L’usage de plus en plus important de drones armés, en provenance d’autres pays, montre à quel point ce conflit est devenu un enjeu international majeur. Les pays approvisionnant les forces d’Abiy Abeba ont beaucoup à y gagner, et sont déterminés à aider le Premier Ministre à rester en place. Qu’il s’agisse d’un gain financier ou stratégique, l’Ethiopie sous Abiy Ahmed est un pari gagnant pour les pays qui, discrètement, depuis quelques mois, fournissent aux forces gouvernementales de quoi s’assurer une potentielle victoire.

Comme l’explique Tim Marshall dans son livre The Power of Geography (2021), l’Ethiopie est un acteur clé de la Corne de l’Afrique, grâce notamment à ses ressources en eau. Il s’agit de la plus importante puissance militaire de la région, et se trouve au centre de l’une des zones les plus instables du monde. Une Ethiopie dotée d’une paix interne relative et de frontières fortes, pourrait jouer un rôle déterminant pour la stabilité de la région. Depuis quelques années, le pays a donc attiré l’attention de puissances telles que la Turquie, la Chine, les pays du Golfe ou encore les Etats Unis, qui y voient de nombreuses possibilités commerciales, ou militaires.

Sources

L’Express, “Ethiopie : les rebelles tigréens annoncent reprendre les combats en région Afar”, 25 janvier 2021. https://www.lexpress.fr/actualites/1/monde/ethiopie-les-rebelles-tigreens-annoncent-reprendre-les-combats-en-region-afar_2166807.html#:~:text=Addis%20Abeba%20%2D%20Les%20rebelles%20de,suscit%C3%A9%20des%20espoirs%20de%20paix.

The National Interest, “Aided by Drones, Ethiopia Is Turning the Tide in Tigray”, December 2021. https://nationalinterest.org/blog/buzz/aided-drones-ethiopia-turning-tide-tigray-197921

Bellingcat, “Is Ethiopia Flying Iranian-Made Drones?”, August 2021. https://www.bellingcat.com/news/rest-of-world/2021/08/17/is-ethiopia-flying-iranian-made-armed-drones/ 

The Irish Times, “Foreign Drones Tip the Balance in Ethiopia’s Civil War”, December 2021. https://www.irishtimes.com/news/world/africa/foreign-drones-tip-the-balance-in-ethiopia-s-civil-war-1.4761181

VOA Afrique, “Tigré : l’armée éthiopienne dit avoir ciblé des combattants rebelles”, juin 2021. https://www.voaafrique.com/a/tigr%C3%A9-l-arm%C3%A9e-%C3%A9thiopienne-dit-avoir-cibl%C3%A9-des-combattants-rebelles/5940992.html


Nations unies, “Ethiopie : l’ONU demande un accès au Tigré pur enquêter sur de possibles crimes de guerre”, mars 2021. https://news.un.org/fr/story/2021/03/1090872

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