Turquie : le retour de la Sublime Porte ?

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En 1920, le traité de Sèvres dépeçait l’Empire ottoman et Mustafa Kemal, qui deviendra Mustafa Kemal Atatürk, « le père des Turcs », entreprenait la fondation d’une nation moderne. En 1923, la République de Turquie est née. Le XXème siècle fut pour la Turquie celui de l’unification au prix de douloureux conflits intra-étatiques et de coups d’État militaires récurrents. Quid des dynamiques politiques et stratégiques de la Turquie actuelle ? Dans quelle mesure son leader, le Président Recep Tayyip Erdoğan, incarne-t-il la volonté de construire une puissance « néo-ottomane » ?

I – « Un père de la patrie » nostalgique

Après avoir été maire d’Istanbul puis Premier ministre de la République de Turquie de 2003 à 2014, Recep Tayyip Erdoğan est élu président pour la première fois en août 2014, obtenant 51 % des voix dès le premier tour de l’élection. Dès 2001, il fonde le Parti de la justice et du développement, plus communément désigné par l’acronyme AKP, dont Erdoğan est aujourd’hui le Président général. Ce parti libéral sur les questions économiques prône la réduction de la fiscalité et des dépenses publiques ainsi que la privatisation des entreprises, s’inspirant des recommandations du FMI pour faire sortir la Turquie de la crise qu’elle connaît depuis les années 1990. L’économie du pays est donc diversifiée et la promesse de la croissance formulée par Erdoğan semble être tenue avec une augmentation annuelle moyenne du PIB de 5,7 % depuis 2010. Sur les questions sociales, sa position est conservatrice, l’AKP met au centre de ses politiques le fait religieux (encouragement au port du voile, favorisation de la construction de mosquées, obligation de dispenser des cours d’initiation à l’islam sunnite à l’école publique), en témoigne la puissance de l’organe institutionnel religieux qu’est le Diyanet. D’autre part, l’AKP condamne l’homosexualité et l’avortement et limite les libertés individuelles telles que la liberté d’expression et de presse. 

L’échec du coup d’État militaire qui secoue la Turquie en juillet 2016 renforce la position d’Erdoğan à la tête du pays, lui-même qualifie cet évènement de « don de Dieu » : le président de la République turque est réélu l’année suivante lors d’une élection présidentielle anticipée, là encore dès le premier tour avec 52 % des voix, et même si l’opposition et d’autres acteurs tels que l’Union européenne contestent les conditions de l’élection. Cette réélection permet à Erdoğan de modifier la Constitution turque, le régime présidentiel est adopté, le poste de Premier ministre n’existe plus. L’armée devient dès lors un instrument diplomatique pour Erdoğan et lui permet de mener à bien la doctrine dite de la « patrie bleue », « Mavi Vatan » en turc. Ce courant pro-eurasien défend les positions d’une Turquie « tournée vers les océans » dont les revendications maritimes en Méditerranée orientale se font de plus en plus entendre, ainsi qu’un renforcement des alliances entre la Turquie, la Chine et la Russie. Il se veut hostile à l’OTAN, dont la Turquie est pourtant un membre depuis le premier élargissement de l’alliance militaire en 1952. 

II – La Turquie, acteur réémergent de l’ordre géopolitique mondial

Longtemps candidate à l’adhésion à l’Union européenne, la Turquie d’Erdoğan est depuis le début des années 2000 tournée vers l’Eurasie et le monde musulman. En effet, les tensions avec les acteurs européens se multiplient depuis deux décennies, allant à rebours des efforts pour l’accession au statut de membre permanent de l’Union européenne dont la Turquie avait fait preuve depuis son association à la CEE en 1963 et le début des négociations avec l’UE en 2005.

Le différend chypriote est un premier contentieux territorial qui oppose la Turquie aux États européens riverains de la Méditerranée. L’invasion de Chypre en 1974 conduit en 1983 à la déclaration d’indépendance de la République de Chypre du Nord, que seule la Turquie reconnaît et où elle installe son armée ainsi qu’une large population d’origine paysanne d’Anatolie. Mais c’est plus largement que la Turquie affirme sa position en Méditerranée orientale, zone dont elle conteste le partage selon les droits de la mer établis à la conférence de Montego Bay (1992) plus favorable à la Grèce. En 2019, Erdoğan et Fayez el-Sarraj, dirigeant reconnu de la Libye, signent un accord sur les usages de la mer Méditerranée, traçant un corridor maritime qui rejoint les zones économiques exclusives des deux pays tout en ignorant qu’il traverse la ZEE grecque. Bien sûr, ces conflits ne sont pas symboliques et correspondent à des enjeux économiques majeurs puisqu’on estime à 3 500 milliards de m³ les réserves en gaz de la Méditerranée orientale. La circulation du navire turc Oruç Reis, pour prospection sismique, à l’été 2020 constitue un autre élément de violation de la convention de Montego Bay par la Turquie. Toutefois, des pourparlers pourraient être engagés entre Ankara et Athènes, comme l’a suggéré Erdoğan. 

Après avoir esquissé la possibilité d’une solution politique, Erdoğan réengage ses populations dans une guerre intérieure contre la minorité kurde, estimée à plus de quinze millions en Turquie et concentrée dans les régions du Sud-Est de son territoire. En 2019, alors que le retrait des troupes de la coalition internationale de la région du Rojava (province kurde du nord de la Syrie) est annoncé, l’armée turque ainsi que les mercenaires islamistes recrutés par Erdoğan s’y déploient. Les objectifs du président turc sont multiples : militaire d’abord, Erdoğan veut contrôler une bande large de 120 kilomètres entre les villes de Tell Abyad et de Ras al-Aïn, sur le territoire syrien, mais aussi politique, le président turc entend annihiler l’espoir de la constitution d’un État kurde. Une alliance contrainte est trouvée entre Moscou et Ankara et entre en vigueur en mars 2020, elle assure par le déploiement de troupes armées russes dans le Nord de la Syrie le retrait des forces turques de cette zone et l’emprise de la Russie sur celle-ci. Or, au mois d’octobre 2020, Ankara dispose toujours de troupes dans la région et soutient les rebelles et les djihadistes eux aussi encore présents dans la région contre le régime syrien. Les rebelles se trouvant dans la région d’Idlib sont ainsi la cible d’une « pluie de roquettes » lancées par les troupes loyalistes de Bachar Al-Assad le 27 octobre 2020.

Plus au Nord, dans la région du Caucase, l’enclave du Haut-Karabakh est elle aussi le théâtre de l’affrontement entre la Russie et la Turquie. Cette dernière en soutenant l’Azerbaïdjan, par l’envoi de mercenaires et de matériel de guerre, entre dans le pré-carré de l’ancienne république soviétique, traditionnellement alliée de l’Arménie. Ces oppositions aux confins de l’Asie centrale ont des répercussions bien au-delà. L’intervention de la Turquie dans le conflit du Haut-Karabakh, et notamment l’envoi de djihadistes démontré par les services secrets américains, est dénoncée par les autres États membres de l’alliance de l’Atlantique Nord notamment du président français Emmanuel Macron. C’est finalement par la médiation de Vladimir Poutine qu’un accord de cessez-le-feu a été trouvé entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan : la Turquie y aura gagné un droit de passage très utile pour son approvisionnement en énergies fossiles azerbaïdjanaises via les territoires rétrocédés par l’Arménie à l’Azerbaïdjan à cette occasion. Cependant, des « ambiguïtés » demeurent autour de cet accord, Jean-Yves Le Drian, ministre français des Affaires étrangères, entend éclaircir le rôle qu’a joué la Turquie dans son établissement. Cette volonté d’internationalisation de la solution du conflit par les membres du groupe de Minsk émerge alors que des tensions préexistent entre les différents acteurs des discussions à venir et que ces oppositions dépassent largement les sphères technocratiques des différents États. En effet, dans le reste du monde et notamment en Europe, les diasporas jouent un rôle important dans le maintien de ces tensions. Tandis que la diaspora arménienne regrette la « passivité de l’État français », la diaspora turque en France elle réaffirme son soutien au président Erdoğan. Des centaines de jeunes Turcs sont descendus dans les rues de Dijon, de Décines (agglomération de Lyon) ou encore de Vienne à la fin du mois d’octobre 2020, n’hésitant pas à dégrader les monuments dédiés au génocide arménien avec des inscriptions comme « RTE » (les initiales de Recep Tayyip Erdoğan) ou encore « Loups Gris », affichant par là même leur affiliation à cette organisation armée liée au parti ultra-nationaliste turc MHP, soutien de l’AKP d’Erdoğan. La dissolution des ramifications françaises de cette organisation déclarée à la suite de ces évènements par Gérald Darmanin est considérée par le président turc comme une « décision provocatrice » tandis que les autres pays membres de l’Union Européenne affirment leur soutien indéfectible à Emmanuel Macron. 

Un autre terrain d’affrontement entre Paris et Ankara permet de mettre en lumière le nouveau rôle de superpuissance régionale que la Turquie entend adopter. Au lendemain des attentats terroristes islamistes en France de l’automne 2020 et après la réaffirmation par les autorités françaises des principes de liberté d’expression et de liberté de presse sur leur territoire, Recep Tayyip Erdoğan a largement relayé l’appel au boycott des biens de consommation français lancé d’abord au Pakistan et dans d’autres pays arabes et utilise, depuis plusieurs mois déjà, une rhétorique offensive à l’égard du président français auquel il conseille des « examens de santé mentale ». Ce rejet d’une supposée « haine » de l’Islam en France, comparable au « fascisme nazi » selon lui, permet au président turc de se poser comme chef de file de l’Ummah, la grande « communauté musulmane » allant par delà les frontières et rassemblant des cultures différentes sous l’égide de l’Islam, en oubliant un peu vite les nationalismes arabes nés au début du XXè siècle. Certes, Erdoğan consolide ses liens politiques et économiques avec le Qatar ainsi qu’avec les groupes des Frères Musulmans dont se réclame l’AKP. Toutefois, son rêve d’une « Turquie néo-ottomane » est encore loin d’être une réalité puisqu’Erdoğan se voit freiner par d’autres acteurs régionaux, notamment le cheikh Mohammed ben Fayed à la tête des Émirats arabes unis, viscéralement opposé aux Frères Musulmans, ou encore par l’Arabie saoudite qui met en place fin octobre 2020 un embargo sur les importations turques.

Enfin, il convient de mettre en lumière le rôle de carrefour que la situation géographique de la Turquie lui confère. Au croisement de trois continents – l’Europe, l’Afrique et l’Asie -, la Turquie contrôle les détroit du Bosphore et des Dardanelles qui permettent à la mer Noire de rejoindre la mer Méditerranée. Si les relations politiques et diplomatiques entre la Turquie et l’Europe divergent ces derniers mois, les deux entités restent des alliés économiques importants. L’UE absorbe 48 % des exportations turques et représente 34 % de ses importations. La France elle aussi importe de plus en plus de biens en provenance de Turquie, sa part de marché dans les exportations turques étant passée de 4,1 % en 2012 à 4,5 % en 2019. Si la part des importations de biens turcs en France a légèrement augmenté depuis 2012, il faut toutefois souligner que les importations de biens français en Turquie, elles, diminuent drastiquement : entre 2018 et 2019, cette baisse était de 14,3 %. De plus, l’accord concernant la gestion de la crise migratoire signé entre la Turquie et l’Union européenne en 2016 lie encore les deux parties prenantes, même si Erdoğan n’hésite pas à faire de cet accord un levier de pression dans les discussions diplomatiques. Enfin, de grands projets lient ces acteurs géopolitiques malgré leurs tensions actuelles. En février 2020, le gazoduc Turkstream était inauguré et permet depuis à la Russie d’acheminer son gaz vers l’Europe qui en dépend à hauteur de 40 % en contournant l’Ukraine. 

La Turquie s’affirme donc comme une puissance économique et politique régionale capable d’affirmer ses intérêts face à ses opposants. C’est particulièrement par des revendications culturelles et religieuses qu’Erdoğan se pose en « père de la nation » turque et en unificateur de la civilisation musulmane. Toutefois, il semblerait qu’il faille se garder de déclarer advenu le « choc des civilisations » théorisé par Samuel Huntington à la fin du XXè siècle. En effet, si les tensions se multiplient entre les acteurs de la civilisation occidentale et de la civilisation musulmane telle que le géopoliticien les définit, l’unité même de ces entités civilisationnelles est discutable. Il serait d’ailleurs impropre de présenter Erdoğan comme le calife d’un Empire qui n’est plus. 

Sources : 

« Qu’est-ce que la « patrie bleue » ? Une conversation avec l’idéologue de la doctrine géopolitique turque », M. Callaud, Le Grand Continent, 26/10/2020 (https://legrandcontinent.eu/fr/2020/10/26/cem-gurdeniz-geopolitique-maritime-turque/)

« Comment arrêter Erdoğan ? », L. van Middelaar, trad. S. Lumet, Le Grand Continent, 27/10/2020 (https://legrandcontinent.eu/fr/2020/10/27/comment-arreter-erdogan/)

« Puissance régionale à l’ambition gargantuesque, la Turquie d’Erdoğan se moque du Kremlin et de la Maison Blanche », A. Frachon, Le Monde, 08/10/2020 (https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/10/08/puissance-regionale-a-l-ambition-gargantuesque-la-turquie-d-erdogan-se-moque-du-kremlin-comme-de-la-maison-blanche_6055191_3232.html)

La France face à l’internationale islamiste (dossier), Le Point, n°2515, 05/11/2020.

Turquie, nation impossible, ARTE (2019, https://www.youtube.com/watch?v=zIAndqq6IvI).

Atlas du Proche-Orient arabe, Fabrice Balanche, Presses Universitaires Paris-Sorbonne RFI, 2012.

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