Culture de la guerre ou guerre culturelle ?

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Culture de la guerre ou guerre culturelle ?

Le 27 septembre 2016, le leader djihadiste Ahmad al-Faqi al-Mahdi, issu du mouvement Ansar Dine, était condamné par la Cour Pénale Internationale à une peine de 9 ans d’emprisonnement pour crimes de guerre. Rien d’inédit en apparence, cependant la nature de cette condamnation apparait comme assez révolutionnaire en ce que le crime de guerre ici jugé, consistait en la destruction d’édifices religieux et de monuments historiques. On a jugé un “crime contre la culture“, et ce, pour la première fois. (1)

Cette nouvelle étape dans la protection des œuvres et créations culturelles contre les dommages que peuvent entraîner les conflits armés, s’inscrit dans une tradition remontant en Europe au synode du Puy en l’an 990, visant à protéger les églises des atteintes en période de guerre, et même antérieurement, à l’inviolabilité du sanctuaire de Delphes dans la Grèce antique. Une tradition qui aboutit à la Convention de La Haye pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé du 14 mai 1954, qui répondait à l’échelle inédite des destructions opérées pendant le Second Conflit Mondial, avec l’anéantissement de villes entières par les bombardements et la perte de monuments et œuvres inestimables, en fournissant des bases légales pour juger de tels crimes et des mesures de protection adaptées.(2)

Mais ne nous y trompons pas, l’histoire des interactions entre la guerre et la culture ne se limite pas à une simple question de protection de la seconde à l’égard de la première : elle n’est pas tant l’histoire de deux champs hermétiques et distincts, marqués par quelques incursions timides de l’un dans l’autre, que celle de deux domaines par nature liés, leur apparente – et toute relative – séparation à notre époque relevant de l’accident historique à l’échelle du temps long.


La Guerre, source culturelle majeure

Le linguiste, historien des religions et anthropologue Georges Dumézil mettait ainsi en avant dans ses travaux l’idée que les sociétés indo-européennes étaient fondées et organisées autour de trois fonctions primordiales : la fonction sacerdotale, liée au sacré, la fonction guerrière et la fonction productrice, économique. Historiquement les individus tenants, façonnant et transmettant la culture, ont presque toujours appartenu aux deux premières fonctions, et cela non sans l’influencer. Il suffit d’entrer aujourd’hui dans un musée pour se rendre compte que la vaste majorité de la production culturelle est liée aux faits religieux et militaires : de la Vénus de Milo à la Victoire de Samothrace, des cathédrales aux châteaux-forts, de l’art de la Contre-Réforme à Bonaparte traversant le Pont d’Arcole, des siècles entiers de productions artistiques furent tournés vers ces thèmes. Il a ainsi fallu attendre le XIXème, et davantage encore le XXème siècle, pour voir cette production culturelle se draper enfin dans d’autres couleurs que le rouge et le noir à grande échelle. (3)

Un phénomène intéressant a cependant suivi cette émancipation de la production culturelle du fait militaire. Elle s’est en effet accompagnée, ou a plus probablement suivi en la reflétant, d’une atténuation graduelle de la présence de la violence au sein des sociétés concernées : la vie d’un citadin occidental du XXIème siècle est sans commune mesure en termes de risques avec celle du serf de l’an mille. Pourtant, probablement en réaction à cette atténuation, et en contraste avec les forts mouvements antimilitaristes qui ont marqué l’Occident au XXème siècle, on observe que la production culturelle relative au fait militaire est marquée par une tendance à la représentation croissante et exacerbée de la violence, que l’on pourrait interpréter comme une forme de catharsis face à son absence dans la société.

Les peintres du XVIème siècle n’auraient pas représenté un blessé agonisant et sanglant, ou alors glorifié, magnifié ; de même les sculpteurs des temps antiques ne versaient que peu dans les corps déchiquetés. A l’inverse, la production culturelle de masse de notre temps (principalement cinématographique) ne s’embarrasse pas de masquer ces aspects peu reluisants : aspirant parfois à la dénonciation, le plus souvent à la fascination, elle se contente de les présenter comme l’on exposerait quelque chose d’exotique et d’inconnu, cherchant à susciter tant une répulsion qu’une attraction chez le spectateur, en poussant parfois même cet aspect à la limite de l’absurde.(4)

 

 

Toujours en se penchant sur la question de l’influence du fait militaire sur la culture, si on ne se limite pas seulement à la stricte production culturelle mais qu’on entend le terme de culture au sens large, en l’apparentant au concept de société, l’on peut même aller encore plus loin. Les exemples de cultures militarisées sont ainsi nombreux, de Sparte à Rome et jusqu’à la Prusse (à propos de laquelle Mirabeau n’hésitait pas à dire que « La Prusse n’est pas un État qui possède une armée, c’est une armée ayant conquis la nation. »). De façon générale et au-delà même de ces cas extrême, la plupart des cultures (en particulier dans le monde indo-européen) sont fondées sur la valorisation de comportements que l’on pourrait qualifier de martiaux. Le courage, l’esprit de sacrifice, l’audace, pour ne citer qu’eux, sont ainsi des valeurs largement liées au fait militaire. Elles ne sont pas pour autant en dehors du champ militaire, toujours socialement valorisables et utiles, mais ont été et restent largement mises en avant dans des sociétés pourtant pacifiées de longue date. (5)

 


La culture, fardeau intellectuel en matière militaire ?

Cependant si tout ce que nous venons de voir semble montrer avant tout une influence très unilatérale du domaine militaire vers le sociétal et la production culturelle, il ne faut pas éluder la plus discrète, mais ô combien importante, influence qu’à la culture sur la guerre, la stratégie, et l’action militaire.

La guerre est une affaire humaine et sociale, au sens où, pour reprendre la formule de Clausewitz, elle est la continuation de la politique par d’autres moyens. Et l’une des caractéristiques profondes de l’Être humain et de son processus de prise de décision est d’être largement modelé par l’environnement et la société au sein desquels il évolue et tire ses références. En ce sens, la culture, et en particulier son pan le plus strictement relatif à la guerre, a une influence absolument déterminante sur l’action des belligérants dans un conflit. Pour illustrer ce point retenons un exemple particulier, celui de la deuxième guerre Punique, et plus particulièrement, de l’invasion de l’Italie romaine menée par le carthaginois Hannibal Barca. Ce dernier, par un ensemble de manœuvres brillantes et audacieuses, et malgré des obstacles en apparence insurmontables, enchaîna triomphes après triomphes face à Rome, et pourtant, en fin de compte, Carthage fut vaincue.

 

 

Les motivations qui ont poussé Hannibal à ne pas chercher à prendre Rome font l’objet de débats depuis des siècles, pourtant à deux reprises au moins (après les batailles du Lac Trasimène et de Cannes), il aurait été dans une position raisonnable pour tenter une telle entreprise, sans jamais le faire. La réponse se trouve potentiellement dans l’environnement culturel dont était imprégné Hannibal, éduqué par un précepteur spartiate, Solysos, qui lui avait enseigné, outre une éducation de lettré à la grecque, les conquêtes d’Alexandre le Grand et l’histoire militaire de la Grèce. Or, dans la conception militaire grecque les guerres étaient décidées par des batailles en campagne, à la suite desquelles les perdants se voyaient dans l’obligation de négocier la paix pour éviter de voir les cultures entourant le territoire de leur cité-état ravagées par les vainqueurs, aboutissant de façon lente mais certaine à la chute de cette dernière par affamement. (6)(7)

On peut supposer qu’Hannibal, « enfermé » dans cette conception grecque de la guerre, ait limité son horizon stratégique à l’obtention de victoires tactiques (qui étaient à ses yeux stratégiques donc) en pensant que les romains négocieraient naturellement passé un certain temps, et admettraient leur défaite, suivie d’un traité entérinant des pertes territoriales limitées. Mais face à lui, les romains concevaient à l’inverse cette guerre comme une lutte pour leur survie, et refusant de s’admettre vaincus même face à des pertes en apparence insurmontables (à la bataille de Cannes Rome perd en une journée selon Polybe 85 000 soldats sur un total estimé de 170 000 qu’elle aligne alors à travers la Méditerranée, l’ensemble de ses alliés compris), ils transformèrent le conflit en une guerre d’attrition que Carthage ne pouvait pas gagner (Cet exemple historique montre par ailleurs le caractère profondément relatif et subjectif des notions de guerre totale et de guerre limitée).(7)(8)

Les exemples similaires de conflits ou combats où le conditionnement culturel des belligérants eut une influence décisive sont ainsi nombreux : Morgarten, Azincourt, la 1ère Guerre des Boers, la guerre de la première coalition ou encore la Bataille de France en 1940, et ne sauraient être listés de façon exhaustive.


La culture est-elle une arme ?

Il faut bien voir les deux faces de cette influence, il serait en effet aisé de penser que le conditionnement culturel soit nécessairement un fardeau, et que s’en émanciper aboutirait mécaniquement à un succès grandissant. Ce serait alors ignorer deux autres éléments essentiels :

Le premier est que des éléments culturels sont bien souvent à l’initiative des plus importantes percées et révolutions dans le domaine militaire, fut-ce d’un point de vue technique (Quelle suprématie militaire aurait pu acquérir un Occident privé du raisonnement scientifique cartésien ?) mais aussi, et cela de façon plus importante encore, dans la pensée stratégique. La guerre se construit en effet logiquement en miroir des autres activités humaines. Ce n’est pas pour rien que part initialement des sociétés nomades des steppes le vaste mouvement qui verra progressivement et sur plusieurs siècle la cavalerie supplanter l’infanterie lourde comme outil militaire dominant, de même ce n’est pas un hasard si cette dernière avait elle-même émergé dans des sociétés de petits propriétaire terriens à même de se payer eux-mêmes leur équipement comme la Grèce antique. L’action militaire tend certes à être très rationnalisée (et donc chercher à échapper à tout biais) mais toujours suivant le paradigme de son époque, et les ruptures dans les modes de conduite de cette action viennent presque systématiquement de modifications de ce paradigme, qui sont souvent des bouleversements culturels.

Le second de ces éléments tiens aux évolutions modernes de la Guerre, la culture étant aujourd’hui plus que jamais au cœur de l’action militaire, dans des conflits caractérisés depuis la fin de la 2ème Guerre mondiale par une nature principalement insurrectionnelle, avec des guerre dites asymétriques, où la population civile tient un rôle majeur. De telle sorte que, pour gagner “les cœurs et les esprits“, suivant l’expression de David Petraeus, les armées doivent aujourd’hui plus que jamais s’approprier les cultures des populations sur les théâtres de conflit (la population devenant elle-même un espace de rivalité et de conflictualité) et s’appuyer sur les structures traditionnelles qu’elles présentent. S’est d’ailleurs développé depuis la milieu du XXème siècle un riche raisonnement théorique à propos de cette question culturelle et de sa place dans les stratégies de contre-insurrection.

Dans l’autre sens, on a assisté à la montée en puissance d’un « front intérieur », relevant de la capacité des décideurs politiques (et, indirectement, des militaires) à convaincre leur opinion publique de la nécessité d’un conflit. Cela est particulièrement vrai dans le monde Occidental, où les populations ont une tolérance très faible à l’égard des pertes humaines et des coûts financiers liés aux actions militaires, tendance accentuée par le décalage entre le temps long des opérations militaires qui s’oppose au temps aujourd’hui très « court » de l’actualité, du débat public et de la couverture médiatique. Cette tolérance reste cependant très largement liée à des cultures nationales à cet égard, au-delà de tendances « civilisationnelles ». Ainsi, au sein de ce même monde occidental, existent des différences majeures à ce niveau entre des Etats historiquement interventionnistes comme la France et le Royaume-Uni, et d’autres qui y sont particulièrement réticents, comme l’Allemagne, “nain militaire par conviction“. Ces divergences apparaissent d’ailleurs de façon particulièrement saillante dans les différents projets de développement d’une Défense européenne commune, quelle que soit sa forme.(9)(10)

Enfin l’influence culturelle en elle-même est un élément à ne pas négliger, ainsi, le concept de soft power, développé par le Professeur J. Nye à l’aube de ce siècle et entré depuis dans le vocabulaire courant, traduit très bien l’importance de ces facteurs échappant à la force “brute“ des armées et qui constituent aujourd’hui un espace de conflictualité à part entière.(11)

De façon générale, à une époque où l’on pourrait penser, en raison tant des contraintes budgétaires que subissent beaucoup d’armées européennes que de l’exigence d’efficacité qui pèse sur les armées professionnelles, que s’impose un fonctionnement absolument rationalisé, qui suivrait une raison pure en éliminant toute influence externe, il apparaît au contraire que persistent bien aujourd’hui des cultures militaires singulières, largement forgées par des héritages culturels anciens, et conditionnant fortement les méthodes, les choix tactiques et les visions stratégiques. Il semble également que s’ouvre, notamment avec les possibilités croissantes offertes par les développements technologiques récents (on pensera plus spécifiquement aux réseaux sociaux et à l’utilisation des quantités massives de données qu’ils génèrent), un immense champ des possibles en matière d’action d’influence culturelle (d’ailleurs déjà mis à profit par certains Etats, notamment la Russie, dans le cadre de la « guerre hybride »), et, s’il n’y pas encore d’Armée des lettres, il est en revanche certain que la culture comme paramètre de l’action militaire n’a pas dit son dernier mot.


Sources

(1) de Kerros, A. (2019). Un nouveau crime contre l’humanité : le crime culturel | Conflits. [online] Conflits. Available at: https://www.revueconflits.com/afrique-terrorisme-crime-contre-l-humanite/ [Accessed 20 Dec. 2019].

(2) Portal.unesco.org. (2019). Convention pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé, avec Règlement d’exécution. [online] Available at: http://portal.unesco.org/fr/ev.php-URL_ID=13637&URL_DO=DO_TOPIC&URL_SECTION=201.html [Accessed 13 Dec. 2019].

(3) Dumézil, G. (1968 ; 1971 ; 1973). Mythe et Epopée, Gallimard

(4) Bruder, Margaret Ervin (1998). « Aestheticizing Violence, or How To Do Things with Style ». Film Studies, Indiana University, Bloomington IN. Archived from the original on 2004-09-08. Retrieved 2007-06-08.

(5) Honoré-Gabriel Riquetti de Mirabeau, De la monarchie prussienne sous Frédéric le Grandvol. 1, Londres, 1788.

(6) Strategy Stuff (2019). The Strategy of the Peloponnesian War 431-404BC. [online] YouTube. Available at: https://www.youtube.com/watch?v=TTWmktahm3Q [Accessed 18 Dec. 2020].

(7) Melliti, K. (2016), Carthage : Histoire d’une métropole méditerranéenne, Perrin

(8) Polybe, Histoire générale de la République Romaine

(9) Galula, D., Contre-insurrection : Théorie et pratique, Economica, 2008

(10) Bauer, A. (2018). Défense : Londres et Paris veulent continuer de coopérer malgré le Brexit. [online] Les Echos. Available at: https://www.lesechos.fr/2018/01/defense-londres-et-paris-veulent-continuer-de-cooperer-malgre-le-brexit-966070 [Accessed 17 Dec. 2020].

(11) Nye, J. (1990), Bound to Lead: The Changing Nature of American Power, New York, Basic

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